JOHN BERGER

LE MILIEU DU MONDE

CH-FENSTER

Am 15. Januar beginnen die Dreharbeiten zu Alain Tanners viertem Spielfilm, Le milieu du monde. Es ist die Geschichte der Leidenschaft eines schweizerischen Selfmademan für eine italienische Serviertochter. Nicht unwesentlich kompliziert wird diese Geschichte durch die Tatsachen, dass Paul im Moment, da er Adriana kennenlernt, mitten in einem Wahlkampf steht, und dass er verheiratet ist. Sie nimmt ein Ende, weil Paul Adriana nicht genügt. Als Darsteller hat Alain Tanner Olimpia Carlisi (Adriana), Philippe Léotard (Paul), Juliet Berto, Jacques Denis, Roger Jendly verpflichtet. Für das Bild zeichnet Renato Berta. Das Drehbuch zu Le milieu du monde, Alain Tanners erstem Liebesfilm, schrieb der Regisseur zusammen mit John Berger. Von ihm stammen die nachstehend abgedruckten Briefe an die Hauptdarsteller, die auf äusserst präzise Weise Aufschluss über die Intentionen der Autoren geben. Wir danken Alain Tanner und John Berger, die uns diesen wichtigen Text zur Verfügung gestellt haben. (Die beiden Briefe wurden aus Platzgründen von der Redaktion leicht gekürzt.)

Le 15 janvier, Alain Tanner commence le tournage de son quatrième film Le milieu du monde. C'est l'histoire de la passion d'un selfmademan suisse pour une sommelière italienne. Le fait que Paul est engagé dans une campagne électorale lorsqu'il rencontre Adriana et qu'il est marié compliquent passablement leur histoire. Elle prend fin parce que Paul ne suffit pas à Adriana. Alain Tanner a choisi comme interprètes principaux: Olimpia Carlisi (Adriana), Philippe Léotard (Paul), Juliet Berto, Jacques Denis, Roger Jendly. Renato Berta est responsable de l'image. Le scénario du premier film d'amour d'Alain Tanner a été écrit par le metteur en scène et John Berger. Ce dernier a écrit les deux lettres aux comédiens imprimées ci-dessous. Elles illustrent d'une manière très précise les intentions des auteurs. Nous remercions Alain Tanner et John Berger de nous avoir mis ces textes importants à disposition. (Les deux lettres ont été légèrement raccourcies en raison de la place limitée dont nous disposions.)

Lettre au comedien

La dernière chose que je souhaite faire est de te dire comment je pense que le personnage de Paul doit être joué. Je n'en ai pas la moindre idée. Mais ce que j'aimerai faire est tenter d'expliquer ce que je vois dans cette histoire, et particulièrement dans l'histoire de ta passion pour Adriana. Je crois que cela vaut la peine parce que, quoiqu'il y ait eu des milliers de films racontant des histoires d'amour, extrêmement peu ont montré la moindre compréhension de la nature de la passion amoureuse et sexuelle. Ce qui nous importe ici est le monde de Paul, le monde dont il est le centre, et sa transformation à travers sa passion pour la sommelière italienne.

Paul est un homme qui ne peut «contenir» sa passion (au sens du mot: contenant). Ce qui a deux conséquences: il ne peut la «contenir» au sens où il ne peut la réprimer ou la cacher: dans sa recherche d'Adriana, il est insouciant. Dès qu'il a reconnu sa passion pour ce qu'elle est, il est prêt à risquer son mariage et sa carrière politique sans même que cela prête à réflexion. Ses amis disent qu'il est devenu fou, et au début, ils essaient de le soustraire à un «pouvoir» qui l'a rendu fou: le «pouvoir» d'une sommelière italienne sans scrupules. Il y a, toutefois, un deuxième sens auquel il ne peut «contenir» sa passion: 1 ne peut pas répondre à ses exigences, il ne peut pas vivre, en dépit de son insouciance, en accord avec ce qu'elle demande; et ainsi sa passion conduit à sa désintégration. Il demeure, comme il le voit lui-même, le maître de sa vie et de ses actes. Il n'y a rien d'évident dans la destruction de son comportement. Mais c'est justement le contrôle de sa propre vie qui empêche sa passion de se développer, qui l'empêche de se laisser transformer par sa passion. Et de ce fait sa passion cesse de lui appartenir: en d'autres termes, elle cesse d'être une passion pour devenir une force extérieure à lui-même, elle devient une obsession.

La clé du problème réside dans la nature même de la passion amoureuse, dans ce qu'elle a d'essentiel. Que fait la passion? Que signifie son arrivée? A un certain moment Paul se rend compte qu'il est amoureux d'Adriana. Cependant cela est déjà mal formulé. Car l'état d'être amoureux est l'état d'en être conscient. L'état ne peut précéder la conscience. Ce qui peut la précéder c'est un intérêt ou une attirance. Il y a un moment crucial où Paul tombe amoureux d'Adriana. A ce moment elle réagit d'une certaine façon: sa réaction porte en elle une promesse limitée. Son imagination s'empare de cette promesse et la «totalise», la transformant en une promesse de tout ce qu'il n'est pas (ou n'a pas) et de ce fait de tout ce qu'il désire. Un tel acte d'imagination et de «totalisation» est l'acte de tomber amoureux.

La passion commence avec le moi. Il est nécessaire de souligner ceci car le contraire peut rapidement apparaître comme étant aussi vrai: l'amoureux peut sembler s'abandonner lui-même et ne penser qu'à l'autre. Lui (ou elle) peut très bien mettre le bien-être de l'autre avant le sien; un sacrifice authentique n'est pas rare dans le cas de la passion. Mais c'est parce que l'être aimé représente l'accomplissement de l'amant. L'être aimé est le potentiel du moi.

La passion recherche l'accomplissement du moi. Elle ne recherche pas un autre moi, un moi semblable. Elle recherche l'opposé du moi. Pensez à un tableau: le Narcisse de Cara-vaggio. Le garçon regarde avec désir son propre reflet dans l'eau. Selon la légende il est tombé amoureux de lui-même. Mais le tableau transforme la légende. En termes purement visuels, nous sommes confrontés par le garçon désirant l'exact opposé de lui-même. Et cela est d'autant plus frappant compte tenu de l'habileté unique de Caravaggio à peindre les expressions faciales et gestuelles du désir sexuel. Paradoxalement mais «diagrammaticalement», l'œuvre démontre que l'être aimé est tout ce qu'on est pas soi-même. Dans la vie la sexualité est la preuve physique de cela. Féminin et masculin. La sexualité simultanément différencie et rassemble. Elle crée une opposition et offre les moyens temporaires de la transcender. Chaque fois le réveil du désir est la recréation de l'opposé.

On pourra répondre que souvent les amants semblent complémentaires, partageant beaucoup d'intérêts et d'attitudes. Et c'est en effet souvent le cas — étant donné les hiérarchies sociales et les catégories qui existent et les confusions créées par l'institution du mariage. Mais en fait l'existence d'intérêts apparamment communs, lorsqu'il s'agit de passion, est sans rapport avec cette passion. Ce qui a un rapport est le fait que l'être aimé est «pensé» et désiré par l'amant en tant que son unique opposé.

Dans le cas de Paul et Adriana, l'opposition est assez claire: elle concerne la nationalité, la tradition, la religion, la classe sociale (Adriana est d'origine prolétarienne, Paul paysanne), le climat, l'expérience, etc. Les modalités de l'opposition ne sont toutefois pas facilement visibles de l'extérieur, par une tierce personne. D'autant plus que ces modalités subissent une continuelle transformation dans les relations subjectives et partagées des amants. Chaque expérience nouvelle, chaque caractéristique nouvelle révélée dans la personnalité de l'autre rend nécessaire la re-définition de la ligne d'opposition. Ceci forme un processus imaginatif continu. Lorsqu'il cesse, il n'y a plus de passion. Une autre espèce d'amour peut demeurer.

Alors que Paul montre le pays à Adriana, leur dialogue exprime ceci, au grand plaisir de Paul. Plus elle apparaît différente, dans un lieu étranger, plus il devient amoureux. D suffit qu'elle parle de quelque chose qui la différencie pour qu'il rempêche de continuer en l'embrassant. Aussitôt que la différence est établie, il ne désire plus l'écouter. Tout ce qu'il veut, c'est parler de lui et faire l'amour avec elle. Comme si elle parlait une langue étrangère. Mais cependant il est amoureux d'elle et à aucun moment il n'a l'intention de l'exploiter. Regarder l'être aimé comme tout ce que le moi n'est pas, signifie qu'ensemble vous formez un tout. Ensemble vous pouvez être n'importe quoi et tout. C'est ceci la promesse que la passion fait à l'imagination. Et à cause de cette promesse, l'imagination travaille sans relâche à définir et redéfinir les lignes d'opposition.

Quelle est la relation entre ce «tout» que forment les amants et tout ce qui, pour un tiers, semblerait se situer au-dehors? Entre ce «tout» et le monde? Subjectivement, les amants incorporent le monde à leur «tout». Toutes les images classiques de la poésie amoureuse en témoignent. L'amour du poète est «démontré» par la rivière, la forêt, le ciel, les minéraux de la terre, le ver à soie, les étoiles, la grenouille, le hibou, la lune.

Cette «totalité» des amants s'étend, d'une façon différente, au monde social. (Lorsque Paul parle à une réunion politique, on a l'impression qu'il parle pour Adriana, même si les opinions politiques de celle-ci, pour autant qu'elle en ait, seraient probablement opposées aux siennes. Plus tard, il lui raconte comment il a parlé).

Un acte social, lorsqu'il est volontaire, est entrepris pour l'être aimé: non pas parce que le résultat de cet acte affecte directement l'être aimé, mais parce que cet acte, ce choix, est inévitablement une expression de l'amour de la part de l'amant. Tout ce que l'amant change dans le monde appartient à l'être aimé.

Le «tout» des amants recouvre, ou sape le monde. Les amants s'aiment avec le monde (Comme on dit: avec leur cœur ou avec des caresses). Le monde est la forme de leur passion et tous les événements dont ils font l'expérience ou qu'ils imaginent sont l'imagerie de leur passion. C'est pourquoi la passion est prête à risquer la vie. La vie n'est que sa forme. Il n'est pas facile de rendre claire la relation entre le «tout» des amants et le monde. La relation la plus proche pourrait être celle entre un langage idéal et l'univers. L'état amoureux signifie l'univers: l'univers est son «signifié». L'amant, comme le fou est éloigné de la présence des choses et des contingences des événements. L'amant et le fou opèrent à l'intérieur d'un système global pour trouver une signification au monde, et ce système, à rencontre des systèmes formels des religions, se réfère directement à leur propre histoire, à ce qu'ils croient leur être arrivé. La passion émane du cœur et constitue son propre centre. Et ce centre devient le centre du monde.

Nous nous rendons compte de cela lorsque par exemple Paul est seul avec lui-même. Il est «plus léger», plus confiant. Ou plus sérieux. A un certain moment il choque ses collègues en parlant franchement de la mort. Lorsqu'il est parti, ils diront que la serveuse est en train de lui faire perdre la tête.

C'est pourquoi en fin de compte Paul ne peut «renfermer» sa passion, ne peut pas lui permettre de se développer. Ce qui n'a rien à voir avec l'intensité de ses sentiments immédiats ou de son attirance pour Adriana. Cela a à voir avec sa propre vision de sa propre vie. Et ceci est vrai en dépit du fait qu'il est prêt à sacrifier certains aspects de cette vie pour sa passion. Il est prêt à abandonner sa carrière politique, son mariage, sa réputation dans la ville où il habite; ce qu'il ne peut pas abandonner c'est sa position sociale et le pouvoir qui lui est lié. Plus les obstacles sont nombreux, plus sa «disgrâce» s'accentue et plus il insiste sur le fait et veut prouver qu'il reste le maître de son destin et qu'il est en mesure de trouver la solution de ses problèmes. Ce qui n'est pas une illusion, ou la consolation pour une mésaventure. Il aura ce qu'il veut. Il reste persuasif. Et plus il pense arriver à «organiser» sa passion, plus die lui échappe.

Rétrospectivement, ceci est peut-être évident dès le moment où il tombe amoureux d'Adriana. Il la voit comme étant tout ce qu'il n'est pas. Mais il a tendance à définir cette «opposition» d'une manière négative, c'est-à-dire qu'elle n'est pas ce qu'il est. Elle n'est pas calviniste, elle n'est pas bourgeoise, elle ne se gêne pas lorsqu'elle mange, elle n'est pas secrète, etc. Ce qu'elle est vraiment — tout ce qui est inconnu pour lui — ses origines italiennes et catholiques, son mariage avec un ouvrier syndicaliste, ses expériences de serveuse de café, son séjour à l'hôpital — il évite tout cela, ou le traduit immédiatement en ses propres termes. Il dira par exemple: je sais comment les hommes traitent les serveuses de café mais moi je ne veux pas qu'on te traite de cette façon.

Alors que leurs relations se développent, on voit de plus en plus clairement que son personnage fluctue entre deux attitudes, qu'il a deux façons de se comporter avec elle. Ces deux comportements devront être très contrastés. Il peut passer de l'un à l'autre dans l'instant. Mais ce contraste ne doit pas être comique: plutôt absurde.

Lorsqu'il est complètement concentré — et ébloui — sur l'existence physique d'Adriana, il se laisse aller, vit dans le moment et dans le plaisir qu'il y trouve. Ce plaisir, et sa façon de l'exprimer, sont enfantins. Il devient joueur. C'est seulement à ces moments-là, dans une sorte d'enfantillage artificiel, qu'il peut reconnaître ce qui est incontrôlable, mystérieux, dans sa passion. (Il parle alors beaucoup de son enfance.)

A l'autre extrémité, il est l'homme traditionnel. Non pas qu'il soit particulièrement autoritaire avec elle. Il s'agit simplement du fait que, pour leur bien à tous deux, il doit assumer que les événements sont complètement sous son contrôle. Il fait alors des plans (jusqu'à l'excès) pour décider ce qu'ils feront dans l'heure qui suit, ou pour l'avenir. Il parle de techniques, d'un futur voyage aux Etats-Unis. Il est sincère lorsqu'il parle de l'emmener avec lui. Il fait un usage abondant de ses gadgets, appareil de photo, caméra, voiture, etc. Il veut apprendre à piloter un avion. Dans ces moments-là, il est comme quelqu'un qui prépare une expédition ou un entraîneur avec son équipe. Au milieu d'une phrase, il peut changer et faire l'enfant, en y prenant le plus grand plaisir.

Il y a donc en fait trois Paul différents: Paul le politicien local dans une petite ville: populaire, «franc», perspicace, aimable, bien de chez lui; Paul le rêveur-planificateur de sa passion: extravagant, obsédé, «cosmopolite»; Paul l'enfant-amoureux: drôle, inventif, affectueux, entièrement perdu dans l'instant.

Le drame, au premier degré, se situe entre le personnage public de Paul et l'homme privé. Mais le drame sous-tendu, au deuxième et troisième degré, c'est que le moi derrière la face publique de Paul est partagé, divisé contre lui-même, en état de défense contre sa propre passion. La tragédie de Paul réside dans le fait que, incapable de faire face à l'inconnu, il se partage lui-même pour refuser sa passion, ou, pour être plus exact, pour refuser l'éventualité de la tragédie.

Lettre à la comedienne

J'écris cette lettre aussi bien pour m'expliquer à moi-même que pour t'expliquer à toi pourquoi Adriana est le genre de personnage qu'elle est en ce moment: naturellement, elle peut changer, et elle changera lorsque tu lui donneras forme et conscience. Cette lettre n'est rien de plus que tenter de la faire sortir des généralités, de lui permettre de devenir particulière, à la fois aux termes du film et aux siens propres. Puisque l'histoire du film parle de passion, il est essentiel qu'Adriana soit aussi particulière, aussi spécifique que possible.

Paul tombe passionnément amoureux d'Adriana. Le film — jusqu'à un certain point — a pour sujet la passion de Paul. Une passion qui intrigue Adriana mais qu'en fin de compte elle ne partage pas. Ce qui signifie que dans le contexte du drame, Adriana est plus passive que Paul. Cependant dans le film (qui comprend plus que le drame) son rôle est déterminant, ainsi que ses actes. La fonction de ses actes est de démontrer et de révéler les limites de Paul et de son monde. C'est en fait sa présence et ses décisions qui constituent une critique de ce monde.

Une critique extrêmement subtile. Elle ne formulera jamais cette critique par des mots, et, la plupart du temps, son comportement à l'égard de Paul sera à la fois tendre et sans agressivité. C'est son être qui constitue la critique, et qui obligera le spectateur à voir le monde de Paul, qui ressemble sûrement au sien, avec une certaine distance. Mais il est essentiel que la critique passe avant tout par le personnage d'Adriana, et nous devons comprendre comment et pourquoi, à la fois en termes généraux et spécifiques.

1) Géographique. Elle vient d'un climat différent. Ce qui implique une attitude différente envers les choses de la vie quotidienne: nourriture, vêtements, nature, soleil, architecture, rues, temps, etc. Pour ces raisons, elle marche un peu autrement, dort un peu autrement, manipule les choses un peu autrement. Dans leurs mouvements, les ouvriers et les paysans italiens, plus que tous les autres Européens, ressemblent un peu aux Indiens. Et c'est peut-être encore plus vrai des femmes.

2) Historico-social. On pourrait ici se lancer dans un livre entier de définitions et d'explications. Résumons. Etant donné les origines d'Adriana, la différence socio-historique entre elle et les Suisses au milieu desquels elle se trouve maintenant, est le résultat de ce qu'on appelle «sous-développement» dans les pays développés. Ce qui veut dire qu'elle vit — tout au moins une partie de son expérience — à un niveau historique différent. A certains égards, elle appartient au 19e siècle davantage qu'au 20e siècle américain. Elle est toujours, dans une certaine mesure, hors du contrôle de la société capitaliste de consommation. Lorsqu'elle traverse les Alpes, elle traverse en même temps plusieurs autres seuils. Quoique d'une façon simpliste, je vais essayer de faire une liste de quelques-unes de ces différences.

a) Elle croit à l'histoire de sa propre vie. Elle n'a pas besoin que quelqu'un d'autre la lui raconte. Quel que soit le degré auquel elle est exploitée, elle a le sens de posséder sa propre vie. Et rien ne peut défier son orgueil de «propriétaire» en ce domaine. Elle ne cache pas son attitude vis-à-vis d'elle-même.

b) Les rôles de l'homme et de la femme sont plus clairement définis pour elle en tant qu'Italienne. A beaucoup d'égards sa liberté en tant que femme est moindre. Mais, en même temps la tradition simplifie ses relations avec les hommes. Ce qui ne veut pas dire qu'elle est naïve, mais simplement qu'elle accepte les différences sexuelles plus facilement. Ce qui signifie également qu'elle peut être plus facilement opprimée, mais aussi qu'elle est plus sûre d'elle-même.

c) Sa pensée n'est pas orientée vers la sécurité. Ou, pour parler autrement, le plaisir y occupe une place différente. Son sens de la vie est plus immédiat. Sa crainte de l'avenir moins prononcée. L'avenir ne menace pas son identité, et ainsi elle n'est pas constamment obligée de «s'assurer» contre lui. Son sens du passé est plus fort. Tout ceci s'exprime, par exemple, dans son attitude envers l'argent. Elle ne se moque pas de l'argent. Mais elle ne le dépense jamais pour l'avenir. Elle le dépense pour le plaisir du moment ou pour recréer quelque chose qui lui donna du plaisir. Il en va de même lorsqu'elle parle. Elle parle du présent et du passé. Paul lui parle tout le temps du futur.

d) Sa fidélité va aux individus, jamais aux organisations. Elle accepte les contrastes sociaux — emplois, mariage, lois, etc. parce qu'elle ne voit pas comment on peut les contourner. Mais ils n'ont pas d'intérêt ni aucun poids moral pour elle.

e) Tout ceci est particulièrement manifeste dans sa personne physique: dans la façon dont elle habite son corps. Et peut-être ici convient-il de faire une distinction. Elle est parfaitement capable de «théâtre»: de se déguiser, de se montrer, de jouer un rôle, de jouer la comédie. Mais elle a surtout une relation avec son corps qui est différent, qui est plus grossière (plus brute), moins anxieuse, plus pleine, plus modeste, plus spontanée et cependant plus traditionnelle. Elle n'est pas belle d'une manière conventionnelle, elle n'est pas une «séductrice», elle s'habille sans soins particuliers.

Adriana est une femme hors du commun. Pourtant elle représente des milliers de femmes italiennes de son âge et de sa classe. Si elle est hors du commun cela ne signifie pas que cette particularité provoque une idéalisation immédiate de son personnage. Elle n'est pas particulièrement drôle ou amusante. Elle n'est pas non plus «sexy». Ce qui la distingue particulièrement c'est son indépendance. Et c'est à travers cette indépendance que l'on voit le monde de Paul avec une certaine distance.

Son indépendance vient d'un fait qui n'est pas rare parmi les jeunes Italiennes, ou les jeunes femmes de partout: une expérience de la solitude, profonde et assumée. Deux expériences à ce sujet: la vie qui suivit la mort de son mari, puis son séjour à l'hôpital après un incendie, pendant lequel ses yeux étaient bandés. Plus important que l'obscurité, était l'idée que peut-être elle resterait défigurée. C'est alors qu'elle dut accepter c l'espace» entre comment elle allait apparaître pour les autres et comment elle était pour elle-même. Ou, si l'on préfère, l'intériorisation de sa responsabilité vis-à-vis d'elle-même; qui ne dépendait plus d'un rôle visible. Ce qui ne signifie pas qu'elle soit timide ou retirée. Elle peut même être exubérante. Mais ce qu'elle fait ou son apparence ne constituent plus une attirance. Ceci pourrait peut-être se modifier si elle tombait amoureuse. Mais dans le cours du film elle ne tombe pas vraiment amoureuse.

C'est l'indépendance qui fait d'elle, en puissance, un personnage tragique. Elle est capable de tragédie. Paul non. Comment Adriana réagit-elle face à Paul? D'abord elle est flattée et intriguée par ses attentions. Elle n'a jamais rencontré un homme comme lui auparavant. Sa discrétion lui paraît être de la gentillesse. Elle accepte de le voir parce qu'il devient le centre d'attraction de sa vie qui est par ailleurs totalement vide d'événements. Il lui fait voir autre chose. Elle le trouve attirant.

Ces rapports vont ensuite changer. Pour la première fois ils passeront la journée ensemble.

Elle se rend compte alors de la violence de ses sentiments à son égard. Pas seulement parce qu'il veut faire l'amour avec elle. Pas non plus à cause de ce qu'il lui dit. Mais surtout à la faveur d'une rencontre avec un ami de Paul et la façon dont Paul la présente à cet ami, sans aucune arrière-pensée quant à sa propre situation. Ce jour-là ils feront l'amour pour la première fois.

Ce qui suit est alors une période pendant laquelle elle raccepte en tant qu'amant sans se préoccuper de ce que sera la suite de leurs relations, et de ce que cela signifie pour elle-même. Cette période est le moment «idyllique» de leurs relations. Mais cependant on ne peut appeler cette relation une idylle: ou, si c'en est une, elle est très incomplète. Elle est tendre envers lui parce qu'elle est «tendre» envers son propre destin, et pendant ces quelques jours, elle imagine qu'il pourrait devenir son destin. D'autre part, elle ne cherche pas à le mettre à l'épreuve ou à «l'essayer», le tester. Elle veut le connaître parce qu'il l'intéresse, et elle ne peut le connaître qu'en acceptant sa passion. Il représente tout ce qui se trouve à la périphérie de son monde à elle. Elle souhaite pouvoir élargir ce monde. Il est possible qu'au travers de ce processus il devienne le centre de ce monde. Mais elle sait tout le temps que cela n'est pas encore arrivé.

Cette soit-disant idylle est étrange. Dans un certain sens, parce qu'elle essaie d'aller au-delà du monde qu'elle connaît et parce qu'elle n'a pas peur de lui, elle est comme une enfant. Plus grande devient leur intimité et plus elle devient simple.

En même temps, son incapacité à «totaliser» sa passion, ses changements soudains de rôle le rendent, lui, beaucoup plus enfantin qu'elle. C'est elle qui est obligée de maintenir la continuité. Parfois en répétant les mêmes choses — les mêmes mots. Sa réaction à ces mots, à des moments différents, dans des humeurs (rôles) soudainement changeantes, deviennent de plus en plus contradictoires.

Il a l'air alors d'être fou. Mais pas fou de passion. Il invente continuellement de nouvelles solutions pour leur deux existences. Elle essaie de voir ce qu'il est en tant que «tout». Ce n'est pas qu'elle soit calme et lui nerveux. Il est toujours plus ou moins maître de la situation. C'est surtout qu'il ne peut jamais répondre à ses questions.

Elle devient de plus en plus lente. Il devient de plus en plus rapide. Elle recherche sa passion et ne la trouve pas. Il a trouvé la sienne et ne peut l'accepter.

La question du temps qui passe devient alors importante. Elle désire toujours que tout dure plus longtemps que lui. Lui interrompt le cours du temps pour parler d'une façon ou d'une autre du futur. Il doit être clair que pendant ce premier temps de leur «idylle», leur attraction physique réciproque demeure très forte. A travers ces rapports elle tente de le découvrir; si elle y parvient, elle pourra l'aimer. Il essaie d'incorporer à sa vie ce qu'il est certain d'avoir découvert à son sujet. Ce qu'il n'a pas découvert n'existe pas pour lui.

Il est le maître, elle est l'élève. Mais ce qu'il enseigne elle ne veut pas l'apprendre.

Sexuellement elle est plus libre que lui. Mais elle est moins expérimentée. Et son expérience à lui refuse l'inconnu.

Après cette période elle réalise l'impossibilité de leur amour. Il le sent et devient alors de plus en plus possessif, il essaie de «prendre la tête», pour mieux ignorer tout ce qu'il ne sait pas d'elle.

Par exemple: il lui offre des vêtements qui conviendraient mieux à sa femme. Il insiste pour qu'elle les porte pour aller dîner au restaurant avec lui. Il l'emmène chez le photographe pour y faire faire un portrait. Il lui dit qu'il voudrait avoir des enfants d'elle. Elle commence alors à souligner la différence de leurs milieux respectifs, consciemment, même d'une manière comique. Elle exagère sa «simplicité», ses «origines», etc. Mais sans cruauté. Elle change leur «destin» en comédie. Parfois cela les fait rire tous les deux. Quand cela arrive, elle se montre affectueuse. Si c'est le contraire qui se produit, elle devient de plus en plus grossière.

Elle se comporte alors presque comme une prostituée. Leurs disputes deviennent presque comiques, mais lui ne s'en rend pas compte. A la mort de la patronne du café, elle saisit l'occasion pour partir. La mort la renvoie à sa vie quotidienne. A l'enterrement, c'est la dernière fois qu'ils se voient.

Lorsqu'elle raconte son histoire avec Paul, elle le fait sans amertume ni rancœur. Un peu comme on raconte un voyage. Il disait qu'il a sacrifié sa carrière pour moi, raconte-t-elle, mais il voulait en commencer une autre avec moi. Il m'a aimée sans un espoir neuf.

John Berger
Keine Kurzbio vorhanden.
(Stand: 2020)
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