MICHELINE L. BÉGUIN

CINÉMA EXPÉRIMENTAL

ESSAY

Une certaine tradition

Faut-il réellement chercher une fois de plus les fondements d'une culture marquée par un sens certain du fantastique, par la truculence des peintres, par le surréalisme pour expliquer une certaine tradition expérimentale et provocatrice dans le cinéma belge? Probablement, même si le passé cinématographique n'est pas notre propos. Des réalisateurs en marge s'en prennent depuis longtemps à quelques solides piliers de l'idéologie dominante et catholique d'un système bourgeois, capitaliste, orienté vers les excès de la consommation devenue fin en soi

— par des films violemment anti-clérioaux, parfois anti-religieux;

— dans des œuvres politiquement engagées dans une opposition de gauche, soit ideologiquement rigoureuse, soit anarchisante;

— par des pamphlets contre tous les tabous, le sexuel mis au premier rang, qui aboutissent parfois au même résultat que les films qui usent commercialement de ces tabous.

Il y a une explication autre qu'idéologique à cette démarche. Elle est d'ordre économique et va de pair avec le culturel. L'argent manque. Il faut se contenter de faire le cinéma de ses moyens. C'est donc dans ce cinéma expérimental que l'on rencontrera le format étroit plus que le 35, le noir/blanc plus que la couleur, choix encore renforcé par les faibles perspectives de diffusion.

Les expériences diverses sont donc nombreuses en Belgique. Il faut, pour mémoire, citer le groupe anversois «Fugitive Cinéma» animé au travers de multiples difficultés par Robbe de Hert, dont l'inégal «Caméra Sutra» est presque célèbre, les provocations parfois revigorantes et vociférantes de Roland Lethem (Bande de consLe Soigneur est parmi nous).

Coucou, c'est moi: Marc Levie

Une jeune fille de seize ans se confie narcissiquement à sa petite caméra vidéo, seule dans sa chambre. Deux ans plus tard, elle retrouve ces enregistrements, les regarde à nouveau. Le cinéaste filme la jeune fille qui narcissiquement regarde la jeune fille qui se filma narcissiquement.

La manière de présenter l'expérience est hélas plus intéressante que le film lui-même. Il en va souvent ainsi du cinéma expérimental, l'idée de base étant plus intéressante que l'expérience elle-même.

La fugue de Suzanne: Jean-Marc Buchet

Quand on est «pauvre», on fait donc du 16 mm, noir/ blanc, sans son synchrone, ou avec, dans quelques décors bien choisis pour que les bruits extérieurs ne viennent pas dilapider le peu de pellicule dont on dispose.

On peut aussi décider de tourner un plan par chargeur, abandonner le début et la fin, ce qui peut donner un film de 120 minutes en 17 prises de 7 minutes chacunes.

Expérience à priori intéressante: le premier plan commence avec un monsieur assis dans un coin de l'image, à droite, sur un vieux siège de voiture, une dame en premier plan qui remplit meticuleusement, en silence, une valise, sous le regard attentif du monsieur, valise déposée dans l'axe de symétrie vertical du plan, avec un escalier en amorce à gauche qui sera utilisé par la dame tandis que le monsieur commence de marmonner, avant que la dame ne quitte la pièce, dame qui doit s'appeler Suzanne puisque le film s'appelle «la fugue de Suzanne», et qui doit donc partir pour la même raison. En effet, elle part. Malheureusement, à la vingtième seconde du plan, son cadrage nous fait savoir qu'il allait être long, long et même très long.

Cela peut fonctionner — nous le verrons plus loin. Quand les personnages manquent de vie, quand les cadrages sont si évidents que leur durée ne peut pas être autre que longue, il n'y a plus qu'à vérifier le vide absolu de la suite, l'absence d'humour, le regard terne sur des gens ternes. On regarde encore trois, cinq et même sept plans. Rien ne change. Sinon la fugueuse...

Expérience une fois encore au principe intéressant, mais ratée.

Vase de noces: Thierry Zeno

Un solitaire vit dans une maison sans confort, sans meubles, sauf dans la cour, avec des animaux, une truie, des poules, des dindons. Obsédé par l'accouplement des animaux, il fait l'amour avec la truie. Inquiet comme une bête, il recherche la truie disparue, la trouve qui met bas trois porcelets. Il les soigne, leur tricote des vêtements, tente de les faire manger sur une table. Brusquement, il les pend à une corde dans la cour. Rendue folle, la truie tombe dans un puits et se tue. L'homme finit par manger ses excréments et se suicide.

Le noir/blanc et une cxnnposition rigoureuse du plan retiennent l'attention. Mais il faut pouvoir dépasser le sujet. Il n'est pas facile d'accepter un film sinistre et scatologique. La provocation qui semble évidente conduit au refus pur et simple. N'est pas Pasolini, celui de Porcherie, qui veut. Pourquoi vouloir choquer, et qui?

Et puis, peu à peu, on se laisse prendre par cette sinistre beauté. Des cadrages d'une rigueur epoustouflante, un rythme de montage qui finit par créer un opéra de lenteur juste, l'esthétique, mais oui, séduit, et le choc des plans entre-eux. Par l'oreille s'insinue encore une autre forme de fascination, les bruits des animaux seulement, des sons irréels, le silence total de l'homme, l'absence insolite des mots.

Expérience intéressante, réussie quand on a assez de générosité pour oublier la provocation au sens obscur.

Je, tu, il, elles

Je. Je suis volontairement seule dans une chambre. Pendant plusieurs jours, je ne vois personne. Je m'installe. Je change lit et objets de place. Je libère mon corps de toute entrave. Je vis nue. Je me nourris seulement de sucre, lentement, petite cuillère par petite cuillère. Les jours passent. Je ne me déteste plus autant qu'au premier jour. Alors je t'écris.

Tu. Tu devrais me comprendre. Tu vas recevoir cette lettre. Non, tu ne recevras pas cette lettre. Tu dois savoir que, dehors, il neige. Non, tu n'es pas celui qui marche et dont j'entends les pas. Mais tu es qui? Tu vas me revoir, tu devras me recevoir.

II. Il s'arrête en bordure d'autoroute et la fait monter dans la cabine de son camion. Il l'invite dans un bistrot où il regarde la télévision, lui offre un verre de bière qu'elle boit lentement. Il la fait dormir derrière le siège du camion mais il sent qu'elle a peut-être envie de l'embrasser. Nouvel arrêt: èl la présente simplement _à des routiers dans un autre bistrot. Puis il reprend la route. D'un geste précis, il lui indique ce qu'elle doit faire. Tandis qu'il se laisse masturber, il lui parle de ce qu'il ressent, de son plaisir. Alors, apaisé, il se raconte, son mariage, sa famille, ses aventures sur 'la route. Nouvel arrêt: il se rase, sous ses yeux à elle, tranquille, apaisée aussi par ce dialogue qui vient de naître et qui n'aura pas de suite.

Elles. Filles sont face à face, mais elle refuse qu'elle reste. Elle lui donne à manger parce qu'elle a faim. Elle lui donne à boire parce qu'elle à soif. Elle a peur de ses gestes qui veulent caresser. Elles sont toutes deux, nues, sur un grand lit, dans une étreinte, un orgasme de plaisir violent qui semble durer longtemps, avant le soubresaut de l'apaisement. Détendues, étendues, elles se caressent le visage, les cheveux. Et elle repart...

Une volontaire solitude — pourquoi? Une première tentative qui consiste à réintégrer, dans cette solitude, l'autre, par la pensée, la lettre qui ne partira pas. L'autre que l'on rencontre, inconnu auquel, simplement, on donne le plaisir qu'il attend, et qui rend ce cadeau par le don de la conversation où l'on va plus loin dans l'aveu qu'on est peut-être jamais allé. Le partage retrouvé dans un contact physique frénétique de plaisir prolongé. La réconciliation avec soi-même, l'apaisement?

Des plans longs, en 35, noir/blanc, quelques-uns, dans le camion, en seize mal gonflé, avec un son parfois inaudible. Mais des plans dont on ne peut jamais prévoir la durée. C'est un film de femme, fait par une réalisatrice qui joue le rôle principal, qui passe derrière la caméra, a écrit le scénario, d'après une de ses propres nouvelles de quatre pages, et les dialogues, assure elle-même sa production aidée par des femmes pour toutes les fonctions. Ce n'est pas un film féministe agressif. C'est tout simplement un grand film. Un film qui fait éclater un talent étonnant. Car tout fonctionne, même si dans le public les quolibets fusent quand deux femmes s'aiment physiquement comme rarement le cinéma l'aura montré, tandis que le silence se fait quand la femme «servante» masturbe l'homme.

Cette surprise, nous l'attendions et elle vint, par le hasard d'un film non terminé remplacé par Je, tu, il, elles. Un critique nous avait dit que ce film était intéressant. Et seuls Delvaux et Kumel, comme par hasard, savaient un peu qui est Chantai M. Ackerman, fort peu entourée après la projection, sinon de deux belges et d'un trio suisse. Enfin, une découverte.

Chantal M. Ackermann dit:

Etre née à Bruxelles en 1950. Tenta de suivre les cours de l'INSAS mais ne résista pas au climat de l'école. Tourna en 1968 un court métrage de 13 minutes, Saute, ma ville. Une fille dans un HLM, un bouquet de fleurs, ses gestes quotidiens légèrement décalés, non-dramatisés même lorsqu'elle ouvre le gaz. Sur la bande-son, des chansons qui précèdent de peu la narration. Montré par la télévision flamande, remarqué par André Delvaux dans une émission de critique.

En 1971, L'enfant aimé; très mauvais film marqué par trop d'idées sur le cinéma, fait n'importe comment.

D'un voyage en 1972 aux USA, ramène Hôtel Monterey, film de soixante minutes en seize, recherche sur les couleurs, qui commence le soir au rez-de-chaussée de l'hôtel pour se terminer au petit-matin sur le toit du dernier étage, hyper-réaliste, fait de plans très longs et souvent fascinants, qui montrent la passivité des gens que l'on croise sans leur parler. Ce film représente un «vécu» personnel de New York.

Il y a aussi La chambre; tourné à New York, en un lent mouvement de caméra autour d'une chambre, qui découvre au passage, sans insistance, une femme qui fait partie du décor, muet, sauf une voix qui raconte un trajet dans New York, quand la femme est hors de l'image.

Hanging Yonkers, film sur des enfants dans une maison de rééducation, reportage stylisé en plans fixes, resté inachevé faute de sons.

Maintenant, Je, tu, il, elles, qu'il fallait bien tourner parce qu'il était nécessaire de faire ce film à un moment précis de sa propre existence. Il n'a coûté que vingt mille francs suisses. Des dettes...

Demain, ce sera peut-être une production plus importante, subventionnée par le Ministère de la culture française, avec Bulle Ogier, Delphine Seyrig, tournée par une équipe de femmes, sans revendication féministe, seulement pour fournir une preuve de plus que c'est possible.

EXPERIMENTELLER FILM

Es gibt eine Tradition des experimentellen Denkens und Gestaltens in Belgien. Wer die Malerei dieses Landes kennt, ist nicht sehr erstaunt, dass es auch den experimentellen Film gibt. Das geistige und ökonomische Klima fordert den Widerspruch geradezu heraus: die antiklerikale oder antireligiöse Meinungsäusserung, linksradikale Stellungsnahmen, die Attacke auf sexuelle Tabus.

Eine andere Erklärung für die relative Dichte des experimentellen Filmschaffens: der Geldmangel, der zum billigen, schliesslich zum Konzept-Film führt. Micheline L. Béguin berichtet von vier wichtigen Experimentalfilmen der letzten Jahre.

Marc Levies Coucou, c'est moi ist interessanter als Konzept denn als Film: ein Mädchen betrachtet narzisstisch die Videobilder, die es vor zwei Jahren von sich selbst gemacht hat. Jean-Marie Buchet treibt in La fugue de Suzanne gleichermassen das absurde Theater und die Ideologie der «plan-séquences» auf die Spitze. Thierry Zeno konstruiert seine Einstellungen wie ein Architekt, «erzählt» aber eine völlig irre Geschichte.

Am interessantesten: Je, tu, il, elles von Chantal M. Ackermann (geboren 1950). Die junge Filmemacherin hat schon einige kleinere Versuche hinter sich, alle mit den gehörigen Fehlern, viele unvollendet, ihr jüngster Film ist ein Frauenfilm ohne fordernde Gesten, ohne verbale Anklagen, ohne feministische Parolen, ein kompromissloser, extremer Film, der nur von einer Frau gemacht werden konnte. Wie zufällig wussten nur Andre Delvaux und Harry Kümel, wer Chantal M. Ackermann ist, von der vielleicht bald viel zu hören sein wird, wenn sie ihr Projekt, einen Film mit Bulle Ogier und Delphine Seyrig und einer «reinen» Frauenequipe, realisieren kann, mit Unterstützung von offizieller Seite. (msch)

Micheline L. Béguin
Keine Kurzbio vorhanden.
(Stand: 2020)
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