ANNE CUNEO

UN INSTANTANÉ DU TOURNAGE

CH-FENSTER

22 août.

Aujourd’hui nous tournons à la cuisine de la maison Tobler. Cette cuisine, je l’ai déjà vue il y a quelques semaines: elle est à Richterswil dans une villa abandonnée. Ce jour-là, c’était une grande pièce vide, où trônaient un fourneau à bois du siècle dernier et un boiler moderne, sans parler d’un grand radiateur sous la fenêtre — pas d’époque du tout. Les murs étaient sillonnés d’installations électriques et il y avait des prises dans tous les coins.

Quand j’arrive dans la maison, le corridor est envahi de matériel: lampes, tubulatures, paniers pleins de journaux vides et froissés. J’entre à la cuisine et j’ai un véritable choc. Toutes les marques du XX» siècle ont disparu: nous sommes dans une cuisine 1900, décorée jusqu’au dernier détail. Dans un plat près d’une des fenêtres il y a même des haricots frais, des oignons, du persil.

Dans le fond, quelques personnes s’affairent déjà à débarrasser la paroi pour installer l’éclairage.

Entre Luc Yersin, le perchman, qui lâche un petit sifflement admiratif:

— Terrible, ce décor, c’est vraiment très beau. Ça ressemble tout à fait à la cuisine du château où on a tourné Le milieu du monde. On a de la peine à imaginer que celle-ci puisse être fabriquée...

Ciccio Berta, le caméraman, et les électriciens qui ont fini d’installer des lampes dans le fond, se sont maintenant attaqués à une des fenêtres, qu’ils bouchent.

Comme ça, dit Ciccio, on pourra tourner quand on voudra. On pourra faire le jour la nuit et la nuit le jour.

Le cinéma, dit en soupirant Pierre Gamet, l’ingénieur du son, c’est épatant!

E-pa-tant, cher Monsieur, on ne vous le fait pas dire.

Ciccio colle l’œil à la caméra qu’il a enfin placée, pour régler les éclairages.

Puis c’est Gamet qui se colle à la caméra pour placer Luc avec sa perche.

L’agitation est générale, tout le monde s’affaire.

Arrive Thomas Koerfer, qui répétait à l’étage en-dessus avec les acteurs.

— On peut faire une répétition sur place avec les acteurs? Personne ne répond, et d’ailleurs les deux acteurs, Verena Buss (Mme Tobler) et Paul Burian (Joseph Marti) sont déjà là.

— On pourrait avoir le silence? Les activités se calment un peu.

Les acteurs se mettent en place, Ciccio retourne à la caméra après avoir corrigé un réflecteur.

Sans lever la tête du viseur il dit, en indiquant le buffet:

— On a des reflets dans les portes vitrées. On pourrait les enlever Heidi?

Heidi Liidi, la décoratrice, le regarde d’un air sceptique.

— Oui oui, bien sûr... à part le fait que sans portes ce type de buffet n’a plus de sens, elles sont là pour empêcher que la vaiselle se couvre de gras.

Luc avance d’un pas et, d’un geste délicat, entrouvre les portes. Ça suffit à éliminer le reflet gênant.

Eh ben parfait. Comme ça c’est bien, dit Ciccio.

Bon. (Koerfer) On y va? Fermez la porte. Silence, s’il vous plaît.

L’essai se déroule. C’est Koerfer qui regarde dans la caméra. A la fin, il donne quelques indications aux acteurs, il corrige quelques positions.

— Paul, tu avances jusque là. Voilà. Mettez-lui un scotch. Verena, va te faire coiffer.

Elle y va.

Ciccio continue à déplacer des lampes, des chaises, des objets. A toute vitesse, l’équipe de décoration ajoute une planchette au-dessus de l’évier pour masquer le fait que le robinet est totalement fictif. Koerfer et Ciccio discutent les mouvements. Verena revient.

— Bon, encore un essai pour Ciccio et puis on tourne. On fait l’essai.

— C’est pas trop mal, dit Ciccio, à part que les positions sont un peu extrêmes, Verena vient trop près du bord du cadre.

La cuisine redevient une ruche, tout le monde est occupé. On corrige une dernière fois l’éclairage. Ciccio redéplace une chaise. Les acteurs entrent et sortent, Giacomo Peier, le maquilleur, sur leurs traces. Arrive Ingold Wildenaur, Monsieur Tobler, coiffé et maquillé.

— Bon, dit Koerfer, cette fois un essai absolument complet de la scène, puis on tourne.

On fait le dernier essai. Il est parfait.

Ce qui n’empêche que l’on redéplace quelques objets de deux ou trois millimètres pour que le cadrage soit encore plus parfait. Dans un grand bruit, un des sagex qui bouchent la fenêtre tombe.

Ça, c’est du cinéma, dit Luc mélancolique en le ramassant.

Le cinéma c’est épatant, ajoute quelqu’un. Et on recolle le sagex. De tous côtés on demande si on va tourner.

Pronti? Buoni? dit Koerfer. Silence, on ne bouge plus!

Ça tourne, annonce Pierre Gamet.

Vingt-cinq/deux/première, dit Carlo Varini, l’assistant de Ciccio, d’une voix forte et avec un grand coup de clap.

Paul Burian, c’est-à-dire Joseph, commence à cirer les chaussures de Mme Tobler. Il est en tablier de jardinier, avec des manchettes d’employé de bureau. Il s’arrête, contemple la bottine qu’il tient à la main et, dans un geste de tendresse, la porte à sa joue. A cet instant la porte s’ouvre, il se redresse. Mme Tobler entre. Elle n’a pas vraiment vu ce qu’il faisait, mais elle sent qu’il y a quelque chose. D’un air coupable, Joseph se lève.

Bonjour Mme Tobler.

Il faut nettoyer mes chaussures convenablement, Joseph. (Elle pose un bouquet de roses presque fanées). Quand je pense à Wirsich... Il était rapide, comme il faut, il faisait les choses sans trop d’imagination personnelle (elle recule et va s’appuyer au buffet). Wirsich avait quelque chose de sûr.

— Ce Wirsich de malheur- Joseph explose. Il jette chaussure et brosse loin de lui.

— Pourquoi n’est-il plus ici? Parce qu’il était ivre? A-t-on le droit d’oublier les qualités d’un homme parce qu’il est votre employé? De le chasser (sa voix s’attendrit) dans le monde dur et froid simplement parce qu’un défaut a assombri tout ce qu’il a de bien? Il faut admettre que ce n’est pas là un comportement particulièrement correct, spécialement au moment où toutes ces belles choses sont jetées à la tête du successeur, probablement pour le rendre malade, comme vous le faites, chère Madame Tobler, avec le successeur de votre Wirsich...

Il lâche un rire méchant et pointu.

— Vous n’avez pas à me parler ainsi, je vous l’interdis. Je ne pourrai m’empêcher de raconter à mon mari le contenu de votre étrange harangue.

Le regard de Joseph est alarmé, il ne rit plus. Il avance de deux pas, jusqu’au scotch.

—! S’il vous plaît, ne dites rien (le ton est angoissé), je retire tout. Excusez-moi.

— J’aime mieux ça.

Elle sort.

Joseph attrape la chaussure et la brosse qui étaient tombées sur le tabouret, les lance avec rage loin de lui, dans le coin de la fenêtre et s’assied sur le tabouret avec une expression de colère. Des pas résonnent dans l’escalier, la porte s’ouvre, Monsieur Tobler entre dans le champ. Joseph se lève d’un air plus coupable encore que la première fois.

— Vous commencez déjà à maltraiter ma femme? Il ne lui laisse pas le temps de répondre.

Tenez, voici 5 francs. Vous savez où se trouvent les cigares. Sortez, allez prendre une cuite, amusez-vous.

Coupez!

Koerfer trouve que ce n’était pas assez précis. Il rediscute les mouvements avec les acteurs. On corrige les éclairages. Giacomo coiffe Verena pendant que Koerfer lui parle. Ciccio donne aux acteurs des indications par rapport au cadrage tout en se tenant douloureusement une main que quelqu’un vient de lui écraser en passant. Il mesure une fois encore la lumière.

— Bon on y va. Silence.

Le silence se fait total. Sur une branche voisine, on entend gazouiller un oiseau.

— Il faudrait y aller, dit Pierre Gamet, il est bientôt 5 heures, et il va passer plus de trains.

A cet instant, un train passe (la voie est toute proche).

Bon on a parlé du loup... Mais maintenant, on y va. Silence dans toute la maison.

Achtung Ruhe! hurle Luc, sa perche à bout de bras. C’est l’instant que choisit le bateau (le lac est tout près, lui aussi) pour mugir. Rires.

On essaie de se re-concentrer. C’est dur. Koerfer hurle soudain:

— Giacomo!

Giacomo, qui était juste à côté de lui, lui tape sur l’épaule en souriant.

— Ah bon, tu es là... C’est juste cette mèche de Verena qui tombe?

Le ton de Giacomo est totalement dégoûté.

Mais c’est exprès... C’est le côté raffiné de la chose... Très bien, dit Koerfer en souriant. On tourne cette

fois.

On tourne.

Aucun train n’a passé.

C’était très très bien, dit Koerfer.

Pour moi aussi, dit Pierre Gamet.

Mais on en fait une de réserve.

On se prépare pour la troisième. Quelques trains passent. On entend la cloche du garde-barrière qui tinte. On attend que le train ait passé.

Allez, on y va.

S’il vient, on interrompt.

Koerfer ouvre la bouche pour dire «silence», et voilà que le train passe.

— Ouf! dit le chœur.

On attend encore quelques secondes pour être sûrs, puis, après le traditionnel «ça tourne» de Gamet, Carlo Varini:

— 25/2 troisième.

On ne la finit pas parce que le train passe au bout de trente secondes.

— Bon allons-y, on recommence tout de suite. Personne devant les lumières, s’il vous plaît, on y va?

On la tourne. Verena n’a pas parlé de Wirsich avec assez de chaleur, et on décide de la refaire encore une fois. On la fait.

Pas de trains, le jeu des acteurs est bon. On la copie.

C’était très très bien, dit Koerfer trois fois de suite.

C’était bien, comme je riais, avec cet air constipé? demande Paul Burian.

C’était parfait, tu avais l’air un peu complexé-Parfait.

Déjà les techniciens corrigent l’éclairage, déplacent la caméra pour le plan suivant.

Le plan N° 25/2 est, comme on dit, «en boîte».

Anne Cuneo
Keine Kurzbio vorhanden.
(Stand: 2020)
[© cinemabuch – seit über 60 Jahren mit Beiträgen zum Schweizer Film  ]