MARCEL SCHÜPBACH

LA PAROLE À ANDRÉ DELVAUX

ESSAY

Le commun denominateur

Je pense que mes films constituent une unité indissociable parce qu'ils ont tous été réalisés dans un même sens et avec de mêmes intentions. Cela correspond à une manière de vouloir faire les choses ou de les dire pour les autres; disons que cela renvoie, non pas à une philosophie de la vie — il faudrait être beaucoup plus conscient pour le prétendre — mais en tout cas à une morale de l'existence, à une manière de vivre avec les autres. Par conséquent, je pense que l'on se situe mieux pour juger d'un film en l'approchant à travers l'œuvre globale de son auteur. C'est d'ailleurs le cas pour toute œuvre, c'est-à-dire chaque fois qu'une personne est le commun dénominateur des choses. Lorsqu'on s'attache à un film particulier ou à un aspect de ce film particulier et qu'on en parle au niveau journalistique traditionnel, je sais qu'il est une série de choses essentielles que je n'aborderai pas. Et aussi absurde serait-il d'essayer de voir clair à travers un seul film, aussi absurde serait-il de vouloir toucher aux choses essentielles sans distinguer la courbe des créations, les difficultés de cette courbe, les avancées et les retraits, et la manière dont chaque manifestation se situe par rapport aux autres. On en arrive alors très vite à considérer que, dans l'œuvre d'un auteur, le sens essentiel est indissociablement lié au langage.

Un langage comme un autre

Je ne pense pas que le cinéma soit un langage à plus de titres qu'un autre langage. Simplement, c'est autre chose, qui emprunte à la nature des œuvres faites dans la langue, à la nature de la musique et à la nature de la peinture. Le septième art s'approprie des éléments, les mime, les digère et en refait une substance qui est alors ce langage cinématographique si difficile à définir. Et pour des cinéastes divers le degré de rapprochement avec les autres types de langage est très différent aussi. A certains moments, Godard s'est approché de la littérature, ou plutôt des langages parlés, de la conversation. Souvent, Robbe-Grillet mime de très près des langages écrits qui lui sont propres, si bien même qu'on finit par prendre les uns pour les autres. Mais, à d'autres moments, les cinéastes s'écartent des autres langages et chaque œuvre pose alors un problème de rapports différent.

Quant à moi, j'ai approché ce problème de manière un peu diverse. Pour L'Homme au Crâne rasé par exemple, mon premier film, je suis resté assez près des structures littéraires parce qu'elles me semblaient simples et fortes. Lorsqu'on lit le livre et que l'on voit le film, on peut être frappé d'une sorte de similitude de structures; certes, celle du film apparaît plus simple, moins diffuse que celle du livre, mais c'est aussi qu'elle est réduite à un certain nombre de coupures et de larges séquences; tout de même, je ne me suis pas fortement éloigné du texte. En en parlant de cette manière, je me réfère cependant à la structure globale de l'œuvre; lorsqu'on se met à étudier les structures internes particulières, les éléments particuliers que deviennent les séquences, que deviennent les moments dans les séquences, alors on s'aperçoit que d'autres langages se trouvent être manipulés.

Mais, au moment de L'homme au Crâne rasé, j'avais encore l'impression que les structures narratives du cinéma pouvaient être proches des structures romanesques, fussent-elles traditionnelles ou contemporaines et non-traditionnelles. Peu à peu, je me suis mis à penser qu'il était possible de prendre une distance à cet égard, car je retrouvais les mêmes problèmes de structure dans la musique.

La musique du cinéma

La bande son de mon premier film était montée sur la réalité, en fonction de la nécessité de chaque grande séquence; mais les données du réel étaient parfois manipulées pour constituer des procédés d'écho, des retours systématiques de certains éléments sonores qui décalaient la réalité. Il y avait donc déjà une organisation sonore qui peut apparaître comme le début d'une organisation musicale: retours de thèmes, réutilisation et manipulations de cellules. Mais la structure essentielle n'était pas musicale. Bien que musicien depuis longtemps, c'était une chose à laquelle je n'avais pas pensé. L'idée s'est clarifiée pendant Un Soir un Train et je l'ai mise alors en évidence, délibéremment, systématiquement, dans Rendez-vous à Bray. Ce troisième film, je l'ai finalement construit entièrement sur des structures musicales, sur une forme systématique de rondo, et à travers cela j'ai trouvé une grande liberté de l'aménagement anecdotique; passé et présent se mélangent: la chronologie ne joue plus aucun rôle; et le tissu qui lie la structure chronologique implicite de l'anecdote traditionnelle s'effiloche alors au profit d'une autre structure, très solide, que la musique a expérimentée dans des centaines d'œuvres. Je veux dire que cette expérimentation existe très exactement dans les œuvres majeures de Bach, dans les sonates de Mozart, tout comme elle existe d'ailleurs chez Stravinsky ou chez Bartok. En musique, il est courant et «normal» que le tissu musical ne renvoie pas à la reproduction apparente d'une réalité. De même dans Rendez-vous à Bray, la structure est complètement abstraite.

L'evolution des structures

Belle est mon premier scénario entièrement original, vlais je ne pense pas qu'en passant de l'adaptation d'un oman à celle de nouvelles, puis à un scénario original, mon ipport personnel soit plus grand. Simplement, à un moment donné, il devient possible de s'appuyer moins sur 'œuvre d'autrui. Dans Un Soir un Train par exemple, je ne suis écarté très fortement de la nouvelle initiale; je l'ai iffiplifiée et j'en ai modifié la structure. Il n'en reste pas moins qu'en partant d'un récit existant, cette œuvre-là vous apporte quelque chose d'achevé dont il est possible de juger la substance et le niveau de réussite: un monde existe déjà en soi, même si vous allez tenter d'en créer un autre. C'est une aide qui est d'autant plus appréciable que le film, comme c'est le cas pour la plupart des adaptations cinématographiques traditionnelles, se contente de reproduire les structures littéraires. C'est pourquoi, progressivement, on en arrive à trouver gênant ce niveau de départ: parce qu'il risque de créer une sclérose structurelle.

En fait, Belle devait être mon troisième film; l'idée en était le prolongement d'une recherche de structure effectuée dans Un Soir un Train, où l'imaginaire était manipulé par rapport à la réalité dans un ordre de succession; la forme en était en gros la suivante: décrivons la réalité, passons de la réalité à l'imaginaire, débouchons dans l'imaginaire qui paraît encore réel et montrons en explosion finale la contradiction et l'unité des deux. Il s'agissait donc d'une forme évolutive alors que dans L'Homme au Crâne rasé il y avait un respect systématique des éléments réels, mais qui débouchait sur une contradiction annonçant l'imaginaire. Au-delà d'une simple réflexion d'anecdote, je voulais alors avec Belle construire un film dans lequel je manipulerais, à part, l'imaginaire et le réel, mais où je traiterais l'imaginaire comme s'il était réel puisque mon imaginaire est aussi ma réalité. Par conséquent, il n'y aurait pas collusion entre les deux, sauf que le personnage central, le «je», est le même «je» conscient. Voilà l'idée de la structure de Belle. Dès cet instant, je savais que, contrairement à Un Soir un Train, la formule de construction de Belle serait A — B, A' — B', A" — B", etc. Je créerais une série dans A et une série dans B, mais avec l'unité que révèle des choses la conscience d'un même personnage. En outre, j'inverserais à de nombreuses reprises l'ordre de la symétrie pour éviter sa systématisation. Le parallélisme ne serait donc pas constant, mais apparent dans deux cas sur trois, et cela mènerait jusqu'à une scène finale où se collisionnent deux séquences immédiatement parallèles: celles où Marie et Belle demandent de l'argent à Mathieu.

Mais un film ne se réduit pas à une simple structure que l'on essaie ensuite de remplir. Aussi, pour moi, l'évolution d'une œuvre à l'autre se fait toujours à travers un sujet, étant bien entendu qu'il présente un problème structurel intéressant. Ainsi, dans Belle, la dualité du sujet était la suivante: qu'arriverait-t-il à un homme, d'une part, isolé dans sa ville et, d'autre part, mis en présence d'un autre espace, immense, où il se passe autre chose qui soit sans collusion avec le premier lieu? C'est à partir de cette interrogation que sont nées les situations.

Belle et sa defense

Je sais très bien qu'avec Belle la nourriture fournie est moins multiple, mais elle est travaillée plus profondément; de plus, le rapport de l'imaginaire et du réel est masqué derrière le traitement de l'imaginaire comme du réel. Systématiquement, j'ai évité tout ce qui peut renvoyer à l'expres-sionisme traditionnel de l'imaginaire; j'en ai donné la preuve par la négation en insérant dans le film une séquence qui est réellement un cauchemar (scène de la gare, hommage à Paul Delvaux) et que j'ai traitée comme un imaginaire pur donné par le rêve. Par rapport à cette scène, tout le reste du film fonctionne alors dans la réalité donnée que l'on voit et que l'on entend. Pour moi, il s'agit donc de mon film le plus difficile: tous les points de repère qui se trouvent dans mes autres œuvres sont ici gommés, masqués.

Chaque film est, comme le meilleur Brecht d'ailleurs, un spectacle d'identification. A cet égard, le risque couru pour Belle est d'autant plus grand que le personnage présenté n'est pas une figure mythique du cinéma. Dans Rendez-vous à Bray, tous les personnages sont beaux, sensibles, intelligents d'une certaine manière; on peut s'identifier à tous et le charme opère très bien. Dans Belle, les deux ou trois personnages essentiels sont «négatifs»; Mathieu est balourd, un peu lâche, pas très conscient de ce qui lui arrive; il ne sait pas prendre ses responsabilités et se trouve en chute sociale et affective. Jeanne, sa femme, ne fait pratiquement rien, ne dit presque rien. Par ailleurs, la femme de la Fagne est un personnage qui n'existe pas, qui n'a pas de substance personnelle, si ce n'est ce que Mathieu peut entrevoir et imaginer d'elle. Voilà des raisons très simples pour lesquelles l'on peut adhérer moins bien à Belle qu'à mes précédents films. S'il s'était agi de réussir à tout prix au niveau critique et au niveau public, j'aurais simplement choisi un comédien^ beau et superbe physiquement; je l'aurais rendu plus prestigieux et plus tragique; avec quelques autres situations, j'en aurais fait un grand héros qui échoue, à qui on ne peut pas imputer personnellement ce qui arrive.

Mais peut-être est-il plus intéressant de nourrir un personnage d'éléments négatifs que je connais bien pour les avoir détachés de moi; car il se met alors à vivre à ma place et je peux me sentir mieux dans sa peau,puisque c'est lui qui a tous mes défauts. Il est aussi plus intéressant de décrire des défauts qui s'avèrent dramatiques que des qualités souvent très étales, sans relief.

Ou l'on voit que rien n'est simple

Vous me demandez comment, à partir de telles constructions intellectuelles, il est possible de recevoir mes films simplement, d'une manière purement sensible. Personnellement, je ne sais même pas à quel niveau se situe ce fonctionnement, puisque les images sont déjà pensées lors de l'écriture du scénario. Le décor n'est pas forcément fixé auparavant, mais lorsqu'il est trouvé et qu'il convient, le film se met à vivre avec les personnages. J'ignore si cela se prépare; en tout cas je n'ai pas de recettes. A vrai dire, ce n'est pas une question à poser...

(Propos recueillis à Bruxelles le 15 octobre 1974)

ANDRÉ DELVAUX HAT DAS WORT

Während der Aufsatz von Marcel Schüpbach sich auf die Themen des belgischen Regisseurs konzentriert, spricht Delvaux selbst vermehrt von den formalen Problemen. Nur eine Übersetzung in extenso würde dem Text gerecht. Wir müssen uns hier auf einige wenige (und erst noch unzulässig kondensierte) Hauptpunkte beschränken.

Delvaux erläutert, wie er, als er L'homme au crâne rasé machte, noch an die Übertragbarkeit von literarischen Strukturen in den Film geglaubt habe. In dem Masse, wie er sich von den literarischen Strukturen gelöst habe (denn: «der Film ist eine Sprache wie jede andere»), habe er sich den musikalischen genähert. Im ersten Film herrscht noch der realistische Ton vor, doch beispielweise Le Rendez-vous à Bray ist wie ein Rondo konstruiert. Da von der Musik niemand irgendeine Reproduktion der «Natur» verlangt, lag die Beschäftigung mit ihren Strukturen gerade für Andre Delvaux nahe. Belle ist der erste Film mit Originaldrehbuch, das bereits auf symmetrische filmische Strukturen angelegt war. Die Symmetrie der Formen wird bewusst durchbrochen, um den Eindruck des Schematismus auszuschliessen. Belle ist vielleicht deshalb von vielen nicht geschätzt worden, weil hier die Identifikationsangebote so unkonventionell sind, da Delvaux auf die Kinomythen verzichtet.

«Sie fragen mich, wie es auf Grund solcher intellektueller Konstruktionen überhaupt möglich sei, meine Filme ausschliesslich gefühlsmässig zu erleben. Ich weiss selbst nicht, auf welcher Ebene das funktioniert, weil die Bilder bereits gedacht sind, wenn ich das Szenario schreibe. Das Dekor ist nicht unbedingt zum vorneherein festgelegt, aber wenn es gefunden ist und passt, beginnt der Film mit den Personen zu leben. Ich weiss nicht, ob man solches vorbereiten kann; auf jeden Fall habe ich keine Rezepte. Eigentlich sollte man diese Frage gar nicht stellen...» (msch)

FILMOGRAPHIE

André Delvaux: né à Louvain en 1926. Etudes de philologie germanique et de droit à l'Université de Bruxelles. Etudes

de musique au Conservatoire de Bruxelles. A partir de 1963, enseigne le langage cinématographique et la mise en scène à l'Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS).

1956

NOUS ETIONS TREIZE, court métrage réalisé par des étudiants sous la direction du cinéaste.

1956

FORGES, court métrage réalisé avec lean Brismée.

CINEMA, BONJOUR!, court métrage pour la télévision.

LA PLANETE FAUVE, court métrage pour la télévision réalisé avec Jean Brismée.

YVES BOIT DU LAIT, court métrage réalisé par des étudiants sous la direction du oinéaste.

1960

FEDERICO FELLINI, quatre émissions de télévision.

1962

LE TEMPS DES ECOLIERS, court métrage.

1962

JEAN ROUCH, cinq émissions de télévision réalisées avec Jean Brismée.

LE CINEMA POLONAIS, neuf émissions de télévision.

DE MAN DIE ZIJN HAAR KORT LIET KNIPPEN (L'Homme au Crâne rasé), long métrage. Réalisation: André Delvaux; scénario André Del-vaux et Anna de Pagter d'après le roman de Johan Daisne «L'homme au Crâne rasé»; image: Ghislain Cloquet; son: Antoine Bonfanti; décors: Jean-Claude Macs; musique: Frédéric Devreese; montage: Suzanne Baron; production: Service Cinéma de la télévision belge d'expression néerlandaise (BRT), Service cinématographique du Ministère de l'Education nationale et de la Culture; interprétation: Senne Rouffaer (Go-vert Miereveld), Beata Tyszkiewicz (Fran), Hector Carnerlynck (Professeur Mato), Paul's Jongers (son assistant), Luc Philips (le magistrat), François Bernard (Ie juge Brantink), Maurits Goossens (le directeur de l'école), Hilde Uijtterlinden (Beps), Hilda van Roose (Freken), Anne-Marie Van Dijk (Corra) et François Beukelaers, Vie Moeremans, Ariette Emery.

Noir et blanc — 94 minutes.

1966

DERRIERE L'ECRAN, six émissions de télévision.

1968

UN SOIR UN TRAIN, long métrage.

Réalisation: André Delvaux; scénario: André Delvaux d'après la nouvelle de Johan Daisne «Le Train de la Lenteur»; image: Ghislain Cloquet; son: Antoine Bonfanti; décors: Claude Pignot; musique: Frédéric Devreese; montage: Suzanne Baron; production: Parc Film (Paris), Fox Europa (Paris), Les Films du Siècle (Bruxelles); interprétation: Yves Montand (Mathias), Anouk Aimée (Anne), François Beukelaers (Val), Hector Camerlynck (Hernutter), Adriana Bogdan (Moïra), Dom de Gruyter (Werner), Senne Rouffaer (Elkerlyk), Jan Péré (la Mort), Jacqueline Royaards (la grand-mère), Denise Zimmerman (répudiante), Frédéric Devreese (le copain), Catherine Dejardin (la sœur), Albert Belge (le collègue), Nicole Debonne (une jeune femme dans le train), Michael Gough (Jérémiah), Patrick Conrad (le maître d'hôtel). Eastmancolor — 92 minutes.

1971

RENDEZ-VOUS A BRAY, long métrage.

Réalisation: André Delvaux; scénario: André Delvaux d'après la nouvelle de Julien Graeq «Le Roi Cophétua»; image: Ghislain Cloquet; son: André Hervée; décors: Claude Pignot; musique: Johannes Brahms, César Franck, Frédéric Devreese; montage: Nicole Berckmans; produktion: Parc Film avec le concours de l'ORTF (Paris), Studios Mathonet et Cinevog Films (Bruxelles), Taurus Film (Munich); interprétation: Mathieu Carrière (Julien), Anna Karina (Elle), Roger van Hool (Jacques), Bulle Ogier (Odile), Martine Sar-cey (Mme Hausmann), Pierre Vernier (M. Hausmann), Boby Lapointe (l'aubergiste), Jean Bouise (le rédacteur en chef), Nella Bielski (la femme du train), Pierre Lampe (le soldat du train), Jean Aron (le projectionniste). Eastmancolor — 90 minutes.

1973

BELLE, long métrage.

Réalisation: André Delvaux; scénario original: André Delvaux; image: Ghislain Cloquet; son: Antoine Bon-fanti; décors: Claude Pignot; musique: Frédéric Devreese; montage: Emmanuelle Dupuis, Pierre Joassin; production: La nouvelle Imagerie (Bruxelles), Albina Productions (Paris); interprétation: Jean-Luc Bideau (Mathieu), Danièle Delorme (Jeanne), Adriana Bogdan (Belle), Stéphane Excoffier (Marie), Roger Coggio (Victor), René Hainaux (le substitut), John Dobrynine (le fiancé), Valeriu Popesco (l'étranger). Eastmancolor — 93 minutes.

Marcel Schüpbach
Keine Kurzbio vorhanden.
(Stand: 2020)
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