Déjà des souvenirs d’ancien combattant: dix ans, cela compte. Soleure, c’est d’abord, essentiel, le lieu de rencontres entre Suisses alémaniques, Romands et quelques Tessinois, qui découvrent différences et points communs, atténuant les premières, renforcent les seconds.
L’esprit de Soleure? Il était fait d’amour du cinéma, de colère contre l’immobilisme, d’attention et de curiosité. L’est-il encore?
Culturellement, le cinéma suisse, en 1975, est gagnant, à force de miracles répétés — la réussite de nombreux longs métrages de fiction. Economiquement, beaucoup reste à faire, car le succès de quelques-uns ne vaut pas la sérénité pour tous les autres. Politiquement, presque tout est à faire: le cinéma d’un petit pays ne peut se passer de subventions. Or les deux millions de la Confédération ne vont bientôt même plus permettre d’assurer la continuité pour quelques-uns seulement, leur modicité conduisant à éviter de prendre des risques, en particulier avec des débutants. On peut supposer que tous les membres des chambres fédérales connaissent les noms de Frisch ou Dürrenmatt — il en est qui ignorent celui de Tanner!
L’ancien cinéma
Le cinéma suisse n’a pas commencé en 1960 avec Marti, Brandt, Seller ou Tanner et quelque autres. Mais pour nous, il y a dix ans, le nouveau cinéma, seul, existait. Nous ignorions volontairement l’ancien, tandis que quelques-uns ne le connaissaient tout simplement pas du tout. Cet ancien cinéma retrouve maintenant une place méritée, grâce à la cinémathèque qui sauve ce qu’elle peut avec de minuscules moyens, grâce aux récentes rétrospectives du festival de Locarno.
Dans les années soixante, on voyait ici et là quelques films suisses, à la cinémathèque, au festival de Locarno, dans de rares ciné-clubs, dans les «Semaines d’Etudes cinématographiques», parfois même en public.
Un tremplin
Les premières journées du cinéma suisse de Soleure furent brèves. Et nous étions peu au départ. Tous les films étaient importants. On croyait même que des films prometteurs étaient de grands films: ce furent les premiers malentendus. Mais il suffisait d’être vingt pour déceler, derrière des ébauches, des promesses. Même les réserves formulées dans des débats vifs et passionnants étaient enrichissantes pour les uns et les autres. Durant les premières années régna à Soleure un climat de rigueur et de lucidité, d’attention et de curiosité. Soleure fut aussi le tremplin pour des idées importantes: y fut lancée celle du futur centre du cinéma, confirmée la volonté de faire modifier la loi sur le cinéma pour obtenir que puissent être aidés aussi les films de fiction.
On était «en famille». Quelques représentants des autorités cinématographiques fédérales, des milieux du cinéma traditionnel se risquèrent à Soleure. Ils furent pris à parti... pour les absents, qui ne voulaient pas croire au nouveau cinéma. Il en est resté quelques blessures qui se cicatrisent encore mal. Soleure fut aussi colère et agressivité à l’égard de ceux qui n’étaient pas de la «famille».
Le nombre vint, peu à peu, cinq cents, qui ressemblaient aux deux cents premiers des débuts, parmi eux de nombreux journalistes. Le cinéma suisse qui existait sur l’écran pour le public de Soleure prit vie dans la presse, nationale, régionale ou même locale. Soleure assurait les «relations publiques» d’un cinéma qui, pour beaucoup, restait fixé sur le papier des journaux faute de devenir images sur un écran.
Tremplin pour affirmer l’existence d’un nouveau cinéma, tribune pour la colère contre les notables, lieu de rencontres, tel était Soleure vers 1970, où le public savait faire preuve d’attention et de curiosité.
Premiers succès internationaux
Dès 1970, sur le plan international et national, le nouveau cinéma suisse commence à connaître ses premiers succès, qui confirment de bons accueils dans des festivals. Des journalistes étrangers viennent à Soleure, et peu après, des «clients» (représentants de chaînes de télévision par exemple). Soleure grandit. Le public dépasse bientôt le millier. Il surprend en se rendant encore en masse voir des films déjà assez connus: on ne sait plus très bien comment il se compose.
Soleure fut longtemps une exposition où l’on montrait tout le nouveau cinéma indépendant d’auteur. Beaucoup voulaient tout regarder et, ce qui est plus important, savaient tout voir, surtout les films de débutants — mais ces débutants s’appelaient Soutter, Champion, Reusser, Yersin, Gloor, Imhoof, von Gunten, Murer, Radanovicz, etc..
L’aide fédérale au cinéma de fiotion donna une impulsion nouvelle au cinéma suisse: le nombre vint, sans nuire à la qualité. Il fallut se résoudre à mieux construire les programmes des «Journées», à grouper des films, à conseiller à quelques-uns de présenter des ébauches dans d’autres cadres. Par la force des choses, il y eut sélection. Soleure y perdit sa qualité d’exposition totalement ouverte.
Impitoyable sélection
A l’intérieur même des journées se produisit une impitoyable sélection. Le public se laissa gagner par le confort. Il sait voir les longs-métrages de fiction de Suisse romande ou de Suisse alémanique. Il sait encore s’intéresser au cinéma de documentation politiquement engagé à gauche — mais il n’y a pas de cinéma de droite dans un pays dirigé par une coalition politique dont le centre de gravité se situe légèrement sur la droite! Les autres films, les courts-métrages de fiction ou de documentation, les films d’animation, les expériences, à de rares exceptions près, ne sont plus vus, à peine regardés. L’attention et la curiosité s’émoussent, accaparées par des œuvres déjà connues ou des auteurs qui se firent remarquer, à Soleure ou ailleurs.
La quête de confirmation
L’esprit de Soleure a changé. Il est maintenant en quête de confirmation. Les organisateurs ont pourtant tout tenté pour que la curiosité et l’attention puissent encore s’exprimer. Les films sont désormais projetés dans deux salles, mais l’inversion des programmes provoqua quelques surprises, la construction faite pour la première changeant d’impact dans la deuxième. Aujourd’hui passent inaperçus des films qui, hier, auraient provoqué de passionnants débats. Une exposition pour le festival aussi pour l’étranger et marché du film économiquement indispensable.
Or Soleure peut rester la manifestation de relations publiques du cinéma suisse pour la Suisse tout en se donnant les moyens d’intéresser plus encore les étrangers, acheteurs et journalistes.
Attention et curiosité doivent survivre
Or les «notables» de demain sont les débutants d’aujourd’hui. Les organisateurs de Soleure savent qu’attention et curiosité doivent survivre. Il faut donc rappeler sans cesse la nécessité de ces vertus. Il faut en tenir compte en élaborant te programme, ce qui fut fait pour 1975, après quelques errements ces dernières années. Avec les longs-métrages connus ou attendus, on trouvera donc des courts-métrages dont on croît pouvoir pressentir l’intérêt. Les autres films sont groupés selon des genres ou des thèmes, afin que les curieux puissent exercer leur attention d’un seul coup, et non en se dispersant en vaines quêtes pendant six jours. Tanner, Soutter, Schmid, Lissy et beaucoup d’autres ne sont plus à «découvrir». Soleure aurait beaucoup à perdre si le public se contentait de regarder une partie des films en se bornant à voir ceux dont il sait pouvoir attendre des satisfactions.
Soleure saura-t-il sauver ou retrouver l’esprit des débuts, fait d’attention et de curiosité pour découvrir le cinéma de demain, sans lequel celui d’aujourd’hui risquerait de mourir après avoir lancé des feux brillants?