Produit dans le cadre du Groupe 5, Le Fou, le premier long métrage de cinéma (en 16 mm. noir-blanc) de Claude Goretta n’avait pas trouvé de distributeur. L’Invitation (en 35 mm. couleur), primé à Cannes, devait connaître une carrière internationale, marquant le «couronnement technique de plus de cinq années de production pauvre» (Freddy Buache dixit) ainsi qu’une étape nouvelle dans le développement du jeune cinéma romand.
Pas si méchant que ça (titre provisoire), grosse coproduction helvéto-française de quelque 2 millions de nos francs, va bénéficier d’ici quelques semaines d’une sortie parisienne à grand battage. Claude Goretta — il s’en explique ici — n’a cependant rien renié de sa démarche fondamentale d’entomologiste doux-amer. Il reste fidèle à cette «approche positive de la vie, libre de toute hypocrisie» qu’il définissait en 1956 dans la revue britannique Sight and Sound. Les personnages de Goretta n’ont toujours pas «rendez-vous avec l’Histoire». Et plus que jamais, cette phrase de Scott Fitzgerald qu’il affectionne particulièrement, s’applique à son nouveau film: «Toute vie est bien entendu un processus de démolition... On devrait pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer.»
Tourné cet été, de juin à août 74 («dix semaines de concentration et d’isolement», dit-il) — alors même que l’atteignait un deuil cruel — le troisième long métrage de Goretta confirmera avec évidence la spécificité déchirante et feutrée de son cinéma.
Que raconte Pas si méchant que ça?
L’histoire d’un mensonge, à travers le personnage de Pierre qui, à la mort de son père, petit patron ébéniste, découvre une situation nouvelle. De même que son père lui avait caché ses difficultés financières, il cache la réalité à sa femme et à ses proches. Ce qui est un faux calcul et un piège. Dès lors, il est un homme seul qui essaye de donner le change, alors qu’il est accablé de responsabilités. Il va se trouver dans l’impossibilité absolue de faire partager désormais ses difficultés. Il rencontre une jeune femme, Nelly, qui vraisemblablement se trouve dans un état de passage à vide qui correspond au sien. Et qui réagit d’une manière totalement différente de ce qu’on pouvait attendre à son «agression». C’est en quelque sorte la «vibration» juste qui permet au dialogue d’avoir lieu. D’où, pour Pierre, le début d’une double vie...
Ce qui rapproche et ce qui distingue ce film de L’Invitation ou du Jour des Noces?
Je reviens cette fois à la description de quelques personnages et non d’un groupe. Ces personnages sont isolés, ils n’arrivent pas à communiquer, ni à trouver réellement, même à travers l’amour. Cet isolement était déjà le lot des personnages de Vivre ici, du Fou, du Jour des Noces et de L’Invitation. De même que cette impossibilité de faire partager certaines choses... Cependant, ce film dont je portais le thème depuis très longtemps, est un film plus détendu. La respiration en est différente. Dans les films précédents, il y avait une sorte d’asphyxie, un repliement. Cette fois, la poésie est plus marquée, avec des moments de vertige. Derrière la tristesse du moment, il y a, je crois, un élan de vie plus prononcé, une volonté de vivre et de changer les choses, qui ne va d’ailleurs pas sans maladresse et sera brisée par la police. Cela sans doute parce que mes personnages sont plus jeunes, donc moins enracinés dans un travail, moins victimes d’habitudes... Cela dit, Pierre ressemble à la plupart des personnages que j’ai déjà traités — victimes d’une situation et d’une société qu’ils subissent. Lui, essaye de s’en tirer. En fait, je ne lui donne pas la possibilité d’analyser jusqu’au bout sa situation. Pour un ébéniste, c’est encore plus difficile que pour un chroniqueur politique, surtout à une époque où il est quasiment impossible de comprendre tous les éléments qui font que notre société se déglingue complètement...
Le déroulement du film n’est donc sans doute pas aussi linéaire que le scénario pouvait le laisser supposer?
Mon cinéma n’est pas un cinéma de dialogue. C’est même le cinéma de ce qui n’est pas dit, un cinéma de geste et de comportement. J’essaye constamment au tournage de capter un certain nombre d’instants qui me semblent «justes» pour exprimer ce que j’ai à dire. Mais ces instants ne sont pas forcément consignés dans le scénario. Un scénario m’est une proposition de travail. Je sais exactement ce que je veux, je le sens, je le vis, mais cela me prendrait trop de temps pour l’exprimer dans le scénario de manière détaillée. Le peu que j’indique me suffit pour le transmettre au moment du tournage. C’est ce que Soutter appelle mes points de suspension! Par ailleurs, beaucoup de choses sont recréées au moment du tournage. Elles m’apparaissent en effet avec beaucoup plus de clarté au moment où elles prennent vie devant moi. Un dialogue doit être repensé sur place, réajusté aux comédiens et au décor, remodelé... Ce que j’arrive à obtenir par l’interprétation sans passer par le dialogue, je le biffe du dialogue sans hésiter. Le sens de la scène n’en est pas modifié, seulement sa musique, sa tonalité. Cette fois, j’ai corrigé des scènes au moment du tournage, j’en ai même réécrit ou déplacé. Par exemple, dans le personnage de Pierre, dans sa vitalité même, dans sa vigueur, je devais trouver des moments d’absence qu’il n’était pas possible de faire reproduire à Gérard Depardieu mécaniquement, à partir d’un mot ou d’un geste. Ces moments-là doivent donner l’impression de lui avoir échappé. Je souhaite en effet que le spectateur en arrive à oublier qu’il voit un film, finisse par croire qu’il voit des gens vivre, et donc ne perçoive pas les mouvements de caméra.
Par là même tu te situes à ropposé de la conception de Tanner qui tient, lui, à montrer «le cinéma» dans ses films, et plus particulièrement dans Le Milieu du Monde...
Le triangle dont parle Tanner — comédien, caméra, spectateur — me semble avoir été souvent utilisé à d’autres fins par de nombreux cinéastes. Je trouve qu’il y a là une sorte de confusion. Voir un mouvement de caméra me gêne — à moins que tout, dans un film, soit réalisé dans cette volonté, y compris l’interprétation des comédiens. Je comprends très bien la volonté d’Alain d’utiliser (après Godard) la caméra comme un personnage a contrario. Je ne la sens pas toujours comme telle, mais parfois comme une maladresse. Le cinéma que je tente de faire, je te l’ai dit, part plus de la notation, du geste et de son dévdoppement que du dialogue. La caméra devra donc se trouver au bon endroit pour que le geste puisse se développer et atteindre une certaine forme de poésie...
Ton film comporte des scènes d’action...
Mais ce n’est pourtant pas l’action que je traite, mais les résonances de l’action sur un individu. Je m’efforce même de désamorcer, de dédramatiser la violence, qui en devient presque irréelle, soit par un décalage dans le montage, soit dès le tournage, en gommant certaines étapes intermédiaires de l’action.
On dit généralement que tu pratiques un cinéma très découpé. En va-t-il autrement cette fois?
Un film très découpé est un film qui compte 700 ou 800 plans pour une durée d’1 h. 30. Le mien, qui dure 1 h. 55, ne compte que 480 plans. Simplement, il y a beaucoup de lieux différents, beaucoup de plans-séquences courts. Joëlle van Effenterre, ma monteuse, qui avait eu l’écho par des gens de mon équipe d’un film très découpé a été la première surprise.
C’est maintenant ta deuxième expérience du 35 mm couleur...
Je ne sais pas si je maîtrise mieux le 35 que lors de L’Invitation. Je ne fais pas beaucoup de différence, en fait, entre L’Invitation et Le Jour des Noces qui était en 16 — si ce n’est une technique plus lourde évidemment. Le problème pour moi, cette fois, était de travailler avec une nouvelle équipe, et surtout un nouveau chef opérateur — qui était en même temps le cadreur: Renato Berta. Berta, tu le sais, avait travaillé auparavant sur des films «lents», ceux de Schmid et de Tanner. Moi, je lui demandais de travailler en déplacements rapides de caméra. La rencontre entre ces deux conceptions donne, je crois, un film rigoureux. Et je n’ai pas eu de problèmes de montage, dans la mesure où nous avions filmé «juste». Ce que je souhaiterais, à l’avenir, c’est une caméra encore plus mobile, un travelling plus léger. Afin que la caméra épouse plus le mouvement.
Estimes-tu avoir été bien compris et donc bien servi par tes interprètes?
Je crois en effet que mes interprètes — Depardieu et Marlène Jobert surtout — enrichissent considérablement les personnages. Jobert, c’est vrai, c’était un peu une gageure que de lui faire jouer le personnage d’une fille inquiète, avec des enthousiasmes brisés, du début à la fin. A travers une dizaine de rencontres, j’ai soupçonné en elle d’autres possibilités que celles du vaudeville avec mimiques, petits rires retenus, etc. Je ne m’étais pas trompé puisqu’elle habite le personnage de Nelly qui finit par exister par lui-même. Quant à Depardieu, je crois qu’il donne là un personnage qui ne ressemble en rien à celui des Valseuses. Dans l’action, il est un acteur fulgurant, avec une rapidité de gestes et de réflexes étonnante. Il peut allier cette maîtrise dans l’action à un regard transparent d’enfant. Or, j’avais besoin de ce côté enfantin pour des scènes farfelues que j’avais écrites en rêvassant sur ma propre enfance. Avec Depardieu, j’ai mis l’accent sur les moments d’absence, de vertige intérieur dont il est capable. Il l’a remarquablement compris... Dominique Labourier, avec qui j’ai déjà travaillé pour deux dramatiques de la TV (l’une de Weideli, l’autre de Wesker) — sait concilier le charme et le naturel avec un physique terrien et populaire. Ce qui convenait bien au personnage de la femme de Pierre qui devait avoir une sorte de rayonnement naturel et de fraîcheur, sans possibilité d’évolution. Leur couple était plausible, à cause d’une complicité qui doit être ressentie comme remontant à l’enfance.
Ne crains-tu pas qu’on dise: cette fois, Goretta entre dans le système du cinéma français?
Pour ce film, ceux qui m’ont fait confiance n’ont pas lu le scénario, puisque pour des raisons indépendantes de ma volonté, je ne l’ai terminé que la veille, ou presque, du tournage. J’ai donc été totalement libre d’écrire un scénario et de le tourner comme je l’entendais. Il est vrai que j’ai fait ce film avec deux vedettes françaises. Pour Depardieu, il se trouve qu’il correspondait exactement à mon personnage. Personne ne m’a demandé, non plus, de prendre Jobert dans le rôle principal. Elle-même n’est jamais intervenue pour me demander de développer davantage son personnage... Entrer dans un système, c’est écrire pour un système. On ne m’a pas demandé d’adapter tel ou tel roman. Entrer dans un système, cela signifie travailler selon des recettes données. Mon film n’a pas été fabriqué selon une recette, il a été réalisé au plus près de ce que je pouvais faire au moment où je le tournais. Je n’ai fait aucune concession — qu’il ait coûté à peu près 1 million 800 000 francs n’y change rien. Par ailleurs, ce n’est pas un film français. JJ se déroule ici, selon un certain rythme de récit. Et je n’ai pas été voir comment les Français écrivent leurs scénari. J’ai tourné comme j’ai toujours tourné moi-même.
L’autonomie du cinéma romand ne te semble-t-elle pas cependant menacée à la longue par les coproductions avec la France?
Il se trouve que je n’ai jamais fait un cinéma spécifiquement helvétique. J’ai toujours plutôt parlé d’une classe sociale que d’un pays... Pour des cinéastes de notre génération, reconnus à l’étranger, le système des coproductions avec la France permet de faire des films sans l’aide de la Confédération. Or cela a le mérite de laisser cet argent à la disposition de plus jeunes cinéastes. Si en une année, Soutter, Tanner et moi demandons chacun la subvention de 300 000 francs il ne restera pratiquement plus qu’un million pour tous les autres... Ce n’est pas de toutes façons avec les quelques centimes de la Confédération que nous pourrons continuer à faire du cinéma. Nos films ne resteront suisses que si les financiers suisses veulent bien mettre de l’argent dans le cinéma. Ou bien alors, c’est vrai, les Français finiront par dominer.
Ne t’intéresses-tu qu’au cinéma de fiction?
La prochaine recherche que je ferai sera vraisemblablement un film en 16 mm. sur la xénophobie. Je voudrais le faire non sur un scénario entièrement dialogué, mais avec les gens concernés. Une sorte de psychodrame dirigé dont les éléments s’intégreront dans un récit joué, lui, par un comédien. Je vais aussi réaliser pour la TV romande une chronique dramatique basée sur un procès du XVIe siècle: Passion et mort de Michel Servet. J’espère pouvoir le faire un peu comme un oratorio, à la limite de la distanciation théâtrale et du langage de la télévision. Je souhaite en effet redonner au texte en TV un maximum d’importance — ce que j’avais essayé de faire l’année dernière avec La Maison en Calabre, d’après le livre de Georges Haldas. La TV a tellement été galvaudée avec son avalanche d’images à tort et à travers...