«De L’Amour fou à Out One, une progression s’est faite, d’un cote entre la part d’improvisation relativement limitee qui, dans L’Amour fou, etait donnee par Rivette à l’acteur; et de l’autre, la mise en liberté totale, exploitée comme teile, de la créativité sauvage de l’acteur qui, dans Out One, devenait la substance même, l’etre et la raison d’etre cinématographique du film» (Déclaration Bulle Ogier à l’issue de Céline et Julie).1
«Dans Céline et Julie vont en bateau Rivette réduit la part d’improvisation pure. Le scénario, ceuvre des acteurs, remplace la «liberté-limite» qui avait ete celle des exp頠 riences precedentes» (id.).
«De L’Amour fou à Out One, une progression s’est faite, d’un côté entre la part d’improvisation relativement limitée qui, dans L’Amour fou, était donnée par Rivette à l’acteur; et de l’autre, la mise en liberté totale, exploitée comme telle, de la créativité sauvage de l’acteur qui, dans Out One, devenait la substance même, l’être et la raison d’être cinématographique du film» (Déclaration Bulle Ogier à l’issue de Céline et Julie).
«Dans Céline et Julie vont en bateau Rivette réduit la part d’improvisation pure. Le scénario, œuvre des acteurs, remplace la «liberté-limite» qui avait été celle des expériences précédentes» (id.).
L’improvisation — ou la possibilité donnée à l’acteur de se servir de son subconscient et de son imagination — pour inventer une histoire et un jeu autour de celle-ci est une méthode de travail théâtral en vue d’une résultante (qui est le travail de scène lui-même). L’acteur stanislavskien, vakhtan-govien, strasbergien, grotowskien, etc. met en pratique un «art de l’acteur» et non une simple technique (ou un ensemble de connaissances techniques). Il est le créateur de son rôle avec le concours du metteur en scène qui ne lui dit pas comment il doit faire, mais ce qu’il ne doit pas faire ou ce qui ne sonne pas juste. Des exercices permettent à l’acteur avant de «se livrer» d’obtenir un certain type de décontraction.
Pour le metteur en scène qui serait aussi écrivain de théâtre, la tentation est merveilleuse de voir ses personnages (ses idées, ses fantasmes) devenir des entités vivantes qui lui échappent et ne lui échappent pas à la fois. Telle est en effet l’ambiguïté finale de la création, qu’elle «fait vivre» des fantômes; à la façon de Frankenstein, elle est ce qu’on veut qu’elle soit, mais pas tout à fait, car il y a dans le phénomène de l’imagination, une part de surgissement des profondeurs difficilement prévisible lorsqu’on s’y livre tout entier. A plus forte raison encore, lorsqu’à l’imagination du metteur en scène s’ajoute celle des acteurs. La complicité, l’antagonisme, la rivalité (toutes valeurs de groupe) s’intercalent entre les volontés et les disponibilités pour créer des murs qui deviennent des tremplins lorsqu’ils sont passés ou surmontés.
Le cinéma français vit d’une école d’acteurs traditionnelle (Conservatoire ou cours dramatiques, éventuellement formation dans les Centres dramatiques ou les cours qui y sont rattachés) où l’interprétation constitue la base de la formation. On exige de l’acteur un «appareil vocal», une stature, un sens du jeu, du mouvement, de la vie et une excellente mémoire. On lui demande en fait d’être un super-pion au service du spectacle. Certes, cette image a changé avec le Cartel, puis le Théâtre national populaire de Jean Vilar et la décentralisation chère à Dasté. On a amélioré la troupe, discuté du répertoire, conçu un nouveau type d’approche du travail théâtral. Mais l’acteur est resté un travailleur du spectacle, et rien que ça. Un fonctionnaire au service de la fonction.
Il a fallu que l’Amérique fasse redécouvrir Artaud, pour qu’on s’attarde sur une vision plus poétique de la chose incluant la personnalité même de l’acteur. Pourtant les théories de Brecht et celles de Actor’s Studio n’étaient pas inconnues, mais les tentatives d’un Strasberg et aujourd’hui celles de son élève Voutsinas, pour sortir de l’enseignement traditionnel, n’ont pas eu l’écho que l’on pouvait espérer.
Ce sont les gens de cinéma qui ont les premiers ressenti la différence entre un film joué avec des acteurs américains et un film du même genre joué par des acteurs français. Claude Brasseur qui s’est mis à l’école Strasberg (Actor’s Studio) rapproche L’Arnaque de Borsalino en expliquant que si l’un est plausible et réussi, l’autre pas, il y a entre eux deux styles de jeu. Dans le premier la réunion d’autant de jeux que de personnages et d’acteurs, dans le second la juxtaposition de jeux dictés et souvent encore mal supportés par les acteurs (leur rôle — le français utilise l’expression couramment — leur «colle» ou ne leur «colle» pas à la peau, comme s’ils avaient enfilé un habit à leur taille, ou pas).
Cela est si vrai, en fait, que toute la grande production française obéit à cette règle. «Vous faites ci ou ça! — Oui, bien! — On reprend», etc. Parce que les metteurs en scène sont rarement des acteurs, ils ne parviennent pas à crever le miroir qui confronterait l’acteur avec son double — la véritable fascination du spectacle. La dualité permanente et totale de l’acteur. Jean-Luc Bideau, revenant d’un tournage en France, paraissait marri de constater qu’il ne s’y était rien passé. Entre les scènes, les acteurs «tapent le carton». Ils attendent leurs entrées et alors chacun fait son spectacle propre, c’est-à-dire met en scène sa propre vedette — lui-même. Personne ne va chercher en lui ce qui pourrait altérer l’image qu’il donne au public. Au contraire, on élague, on émonde toutes ces fioritures et ces petites branches intéressantes de sa personnalité pour rentrer dans un masque (celui que la réputation a fait) et s’y installer en toute quiétude. On ne pousse même pas la distanciation jusqu’à s’en détacher avec le jeu, on s’identifie à lui croyant par là servir le septième art et le théâtre en même temps. On ne fait pas autrement que tous les cabotins qui ont marqué les planches de leur permanence. Je n’en citerai pas. Le mythe de l’acteur est suffisamment expressif en lui-même. Or, il est clair que si l’on parle de Talma, on rapporte des anecdotes sur lui, montrant à quel point il était monstrueusement important dans la machinerie théâtrale tandis que si l’on évoque un acteur comme Brando, on se livre à des comparaisons entre les rôles qu’il a tenus sans se «bloquer» sur ses manies d’acteurs (et la question même semble futile).
Nous voilà loin, semble-t-il, de Jacques Rivette. Mais nous y revenons. Dès l’instant, en effet, où la Nouvelle Vague (sérieusement amortie aujourd’hui) revendiquait et une affiliation à certains auteurs américains et une volonté de briser un certain type de scénarios et une méthode de travail, elle se trouvait confrontée au problème de l’acteur. Godard et aujourd’hui Rivette sont les seuls à avoir entrepris un travail dans ce sens, qui n’ait pas d’appuis psychologiques ou logiques, et qui ait provoqué un éclatement des conventions. Godard, «Un savant fou» (Juliet Berto dixit), par intuition, plus que par réflexion ou méthode, poussait l’acteur à libérer des forces qu’il méconnaissait. En pratiquant souvent «l’anti-jeu», il amenait des situations inattendues et plus vivantes. Rivette, «le magicien», s’est mis, lui, à associer les acteurs à ses préoccupations en faisant sauter les rapports-types metteur en scène-acteur. «Il m’a fait démonter tous les rouages de l’acteur et son fonctionnement, et les possibilités d’exploiter un langage qui nous est propre (aux comédiens, réd.) dans une structure cinématographique qui lui est personnelle» (Juliet Berto).
Comment s’est passé le travail sur Céline et Julie vont en bateau? Juliet Berto, Dominique Labourier, Jacques Rivette et Eduardo de Gregorio (son assistant) mettent en place un scénario, au cours de discussions. Puis Marie-France Pisier, Barbet Schroeder et Bulle Ogier reprennent à leur compte une partie du scénario déjà conçu, en «réinventant leurs propres personnages» (Bulle Ogier). Un univers à la Henry James dans une histoire à la Lewis Carroll! Film dans le film au niveau du scénario donc, au niveau des thèmes ensuite (la maison de Bulle et Marie-France Pisier c’est le «modèle» oublié qui resurgit dans la mémoire de Céline et Julie — modèle des vieux films des années 40 et 50, modèle de jeu où des jeunes filles «modèles» (cf. La Comtesse de Ségur) vont se regarder, se découvrir et se révolter, comme l’explique Marie-France Pisier), au niveau du jeu et de la réalisation ensuite. Le temps du tournage terminé commence le montage où Rivette maîtrise le «puzzle» et l’arrange selon ses propres fantasmes.
L’acteur lui livre donc un matériel raffiné qu’il manipule une fois encore, y ajoutant une dualité supplémentaire.
Le cinéma se pose ainsi face à lui-même, se réfléchit sur lui-même, c’est l’univers poétique de Cocteau qui resurgit avec ses fantasmes empruntés à la littérature (prise dans un sens large) plutôt qu’à la vie quotidienne. Le cinéma pour Rivette, c’est la vie. Et vivre, c’est provoquer du cinéma. Le réalisme c’est d’en bien vivre, et la réalité, ce qui surgit de cet art de vivre. Il y a de l’alchimiste dans cela, de la fascination pour le jeu («jouer à jouer» dit Juliet Berto), une nostalgie des amusements d’enfance, une volonté d’échapper à l’organisation adulte et stéréotypée du cinéma.
Dans les Filles du feu, la série actuelle de quatre films que tourne Rivette, avec, précise-t-on, un budget d’un seul film divisé en quatre, apparaîtra Jean Marais. Comme si une parenté de style avec Cocteau n’était pas suffisamment probante, comme si la référence à son cinéma aveit besoin non des «modèles» seulement, mais des protagonistes eux-mêmes.
Bernadette Lafont m’a raconté le processus du second, Le Vengeur: réunies, les comédiennes (la majorité des rôles sont féminins) ont décidé de proposer un sujet sur le thème d’un film de Tourneur et se sont muées en catcheuses. Rivette leur a dit: «Mais c’est pas ça du tout, ce sont des danseuses», elles ont donc improvisé sur ce sujet dans une maison, hors de Paris. Elles ont pensé d’abord partir d’une situation-type Jacqueline Kennedy-Onassis, puis elles ont imaginé un lieu — un grand hôtel — pour y loger l’action. Mais l’intervention de Rivette a totalement modifié ce deuxième état du projet. On est passé chez les contrebandiers dont Bernadette Lafont est devenue le chef, Géraldine Chaplin intervenant pour les diviser.
On en était là en mai 1975. Le sujet final, on le découvrira à la fin du montage. Donc, le processus reste le même que celui de Céline et Julie vont en bateau: association des acteurs à la réalisation du scénario, puis improvisation à l’intérieur du canevas. Dans Out One, la démarche était plus imprécise2, et sollicitait une participation encore plus totale de l’acteur, ce qui fait dire à Bernadette Lafont (qui intervient dans la dernière scène avec Lonsdale): «C’était comme à colin-maillard! J’étais pas tellement dans le coup, et je ne savais pas où j’allais!»
L’acteur de Céline et Julie vont en bateau comme celui des Filles du feu, deuxième film, sait où il va, dans la mesure où il est associé au travail, qu’il en supporte le cheminement et les détours. On ne peut rêver d’une participation plus dans le vent des revendications actuelles des acteurs. «On ne veut pas être des pions manipulables comme l’auteur ou le metteur en scène le veut, on veut savoir ce que l’on fait de nous et pourquoi!» Une surprise, toutefois: le montage qui est le jeu suprême de Rivette, celui où il rejoint ses anciens collègues: seul à piloter le navire vers le port, après avoir renvoyé l’équipage à terre...
La créativité de l’acteur se trouve donc mise globalement à contribution, ce qui est évidemment exaltant pour l’interprète-auteur comme pour le metteur en scène-auteur. Il y a convergence d’intentions pour une satisfaction équivalente sur les lieux de travail, même s’il intervient ensuite un phénomène de castration ou de frustration (la mère n’a pu voir venir au monde l’enfant qu’elle a pourtant porté!). Plus loin: dans son désir d’aller «au-delà du miroir», Rivette s’engage dans un processus complexe où il mobilise les acteurs, comme lui-même, dans un voyage vers l’intérieur dont le film ne proposera en définitive que des repères.
Mais ces repères «fonctionnent» comme des stimuli pour le spectateur et le renvoient à sa propre fantaisie. Il y aura bel et bien autant de films que de spectateurs. La magie devient opérante après avoir été co-opérée. Elle stimule, elle précipite des situations vivantes, malgré son caractère irréaliste — et pour cela sans doute.
Nous voilà dans le «rêve-spectacle» (Juliet Berto): «Jacques — toujours excité quand nous lui racontions nos personnages exaltés — le lendemain arrivait et cassait tout ce qu’il avait approuvé la veille. C’était pas mal frustrant mais très constructif. Chaque fois, il poussait l’imagination plus loin, c’est-à-dire qu’à chaque reprise de l’histoire, il restait juste un élément de l’histoire précédente et que l’imagination devait aller non-stop. A la fin de la construction du film, tous les éléments que nous avions apportés étaient réunis dans un autre ordre, plus ou moins développés, selon leur importance pour le récit. (...) Nous voulions faire un film-spectacle, un film magique» (Berto, à propos de Céline et Julie...) «Booboo (Dominique Labourier) et moi avons défini très clairement nos deux personnages. Ensuite nous les avons fait agir. Au bout d’un moment, Booboo a choisi Julie et moi, Céline. Nous écrivions chacune les dialogues correspondants».
Dominique et Juliet sont entrées en conflit avec la «maison» de Schroeder-Pisier-Ogier au moment de l’action. A un premier jeu succédait un second qui brouillait les pistes pour obliger les acteurs à prendre toujours plus de «risques».
«En juin, nous avons charpenté solidement et structuré le film. En juillet, nous avons cherché les décors, les accèssoires et les costumes (qui devaient correspondre extérieurement aux caractères respectifs et différents des personnages: ceux-ci devaient être caricaturés et photographiés dans leur expression la plus juste et la plus révélatrice de leurs caractéristiques). En août, nous montions dans la carcasse du bateau mais ce ne fut pas calme. Ce fut cinq semaines sur une mer tourmentée et houleuse.»
«Donc le film qui a l’air si léger et tourné dans la bonne humeur, est en fait le produit d’un accouchement un peu bizarre (...). Nous réglions des comptes avec le mythe du cinéma. Jacques nous ouvrait les yeux sur la possibilité de se sortir de la condition d’acteur-robot (...). De toute façon il n’utilise de manière générale que des comédiens d’une même «famille». Il «fonctionne» sur des rapports affectifs et magnétiques. Il veut tout et il donne tout (...). On plonge ou pas. Mais Jacques est pour moi surtout un provocateur ou un détonateur d’événements; c’est-à-dire qu’il choisit ses personnages, leur donne un espace scénique et «allez-y, surprenez-moi, étonnez-moi, émerveillez-moi!»
Jouer les fantômes. A un certain moment, livrée à elle-même sur l’espace créé, Juliet Berto se sent une marionnette, un fantôme dans les mains d’un créateur visble et invisible (est-ce Rivette ou elle-même ou le rapport entre eux?).
Et ces fantômes sont multiples. Tout est possible à partir d’eux, même si Rivette en définitive tranche à un moment donné. Il pourrait s’il disposait de moyens financiers suffisants décider autrement le lendemain. Le cinéma des possibilités multiples.
Là intervient alors le «mathématicien». Rivette choisit la meilleure équation dans la multitude des éléments dont il dispose. Meilleure, selon son jeu. Mais le comédien en apparence frustré de tous les possibles abandonnés en tire une autre satisfaction: «Booboo et moi étions des comédiennes venant d’écoles différentes, totalement opposées. Nous avions suivi les filières contraires et nous nous retrouvions pour essayer de faire un travail de synthèse. Comme individus, nous sommes de nature complémentaire, et non supplémentaire: nous nous posons les mêmes questions quant au métier de comédien cinéma et art 1974, et nous pouvions établir un dialogue; je crois que ce travail n’aurait pas pu être accompli avec des gens qui n’auraient pas eu ce dialogue dans la vie. Nous avons épuisé une telle somme d’énergie pôle positif/pôle négatif... Je pensais qu’il était obligatoire qu’il existât un résultat frappant au film achevé. (...) (Finalement) Ça passe, c’est normal. C’est une preuve qu’il faut travailler sans arrêt, réfléchir, et remettre en question; le travail n’est pas magique, mais la magie est un vrai travail d’illusion — et nous les acteurs nous sommes les marionnettes, ou poupées du diable, des derniers illusionnistes d’un spectacle de l’ancien monde» (Juliet Berto).
Un mot lui échappe, à un certain moment: pas de message. Chacun se joue, et Rivette le premier, mais à fond, avec rigueur et exigence, dans l’intention d’établir (simplement) un nouveau jeu, se superposant chaque fois à l’autre, pour aboutir dans l’imagination du spectateur et y être encore une fois propulsé, avec un apport supplémentaire. C’est le ricochet de la fantaisie, c’est la lampe d’Aladin du poète. Une impulsion, un cadre, des joueurs et tout part. C’est aussi la destruction des structures et du temps. Où situer le mot fin? A quel rebondissement de la balle? Peut-elle, d’ailleurs s’arrêter une fois si les joueurs rivalisent d’ardeur et d’adresse à son propos? Voici le rêve. Rivette nous livre le rêve. C’est acrobatique, léger, aérien, déliquescent, c’est l’image dans sa fragilité, sans contradiction avec ses aspects essentiels qui sont l’irréalité.
En puisant dans les ressources d’une technique venue avec le travail, Rivette est conduit aux sources de son rêve cinématographique, mais répond — peut-être sans l’avoir cherché délibérément — à l’une des insatisfactions fondamentales de l’acteur-support: être un pion oui, mais aussi une idée fertile.
Il y aurait sans doute encore à creuser pour découvrir à quel point le hasard que je présente n’est pas tout à fait un hasard, qu’il est la condition même pour que le cinéma devienne une «occasion de rêver» captivante (et non seulement l’usine à rêve» stérilisante de la haute production).