FRANÇOIS ALBERA

LA BANDE DES QUATRE — ANNE-MARIE MIÉVILLE/FRANCIS REUSSER/ ALAIN TANNER/LORETTA VERNA

CH-FENSTER

Les quatre émissions co-produites par la TV-romande et Vidéofilms, leurs auteurs — Miéville, Reusser, Tanner, Verna — développent un autre type de discours TV que le dominant de cette institution. Pourquoi, c’est-à-dire grâce à quel contrat (co-production par ex.), à quelle indépendance technique (ils ont remis à la TV des cassettes 3/4 pouce U-Matic, des produits finis), ce n’est pas à moi de le dire — je l’ignore précisément (économie/droit/mode de production) —, ou de le commenter, l’interpréter. Seulement de dire en quoi la démarche d’écriture est différente, à voir et entendre ces textes.

Pourtant il serait urgent de savoir comment c’est possible — on y reviendra — : car l’appareil, l’institution TV en même temps qu’il multiplie les «ouvertures» — L’Antenne est à vous, Carte blanche — homogénéise le(s) discours qu’il diffuse.

La justesse politique

Relever d’abord la justesse politique de ces quatre interventions en tant, précisément, qu’intervention hic et nunc:

Loin d’autonomiser une pratique signifiante de tout ancrage matériel (lieu de diffusion, spectateurs, temps, etc.) comme le fait la vidéo-art, les auteurs envisagent cette pratique comme pratique sociale spécifique par rapport aux autres pratiques sociales (l’art-vidéo postule au contraire un hors-champ où tout est «possible», utopie qui procède d’une conception religieuse de l’art — en l’occurrence: fétichisation (de la technique, du concept, etc.) — prise banalement dans le circuit marchand des galeries);

loin de prétendre «noyauter» la TV en s’y glissant pour dire «la vérité» (singerie de l’«entrisme» qui consiste à se soumettre au système avec une réserve morale énoncée — seulement énoncée! — en terme de conscience politique!);

loin de reproduire «dehors» le dedans de la TV (façon service/centre, etc. audio-visuels des écoles publiques); les quatre émissions, les quatre auteurs d’Ecoutez-voir tiennent les deux bouts de la chaîne sans s’y assujettir... leurs propos peuvent prendre place dans le flux quotidien de la TV, ils y seront vus et entendus et pourtant ils ne se soumettent à aucun moment à la loi télévisuelle.

Le TV flux, c’est deux choses

Le TV flux ininterrompu, scintillement de l’écran électronique que citent les quatre émissions: écran vide que regardent pourtant les vieillards de Et pourtant la vie s’écoule, écran de la romance amoureuse de Papa comme maman, écran où tout se mêle, vélo, mao, dodo dans Le Croyable et le Vrai, écran-meuble de «Temps mort», ce flux, c’est deux choses selon l’endroit où l’on se place.

1) Quand on est décalé par rapport à la place assignée au spectateur par le poste, la TV apparaît comme un dispositif. «Un meuble qui parle» dit Tanner; effectivement. Et par rapport auquel il n’y a qu’une seule place possible, distance, angle, hauteur, etc. Dans l’histoire des meubles à illusions, la TV, c’est la même chose que la caméra obscura de Kircher ou sa lanterne magique, objets rapidement devenus des meubles où s’asseoir, ou devenus portatifs (Cf. Canaletto), de même les machines à miroirs, puis les phénakistiscopes etc. On en fait des meubles, on les insère dans le mobilier bourgeois, le salon. Et l’on assigne une place fixe au spectateur

— symétrique de la place du peintre, lequel chez Durer a la tête bloquée d’une mentonnière.

A cela près que la TV ne «reflète» pas, son écran ne reçoit pas une projection, il diffuse l’image. Inversion de ce rai lumineux issu comme de l’œil de celui qui regarde (le projecteur, la lanterne, etc. est dans sa nuque), des rayons géométriques formant la pyramide visuelle — dont la pointe est dans l’œil chez les perspecteurs. A la TV, c’est l’écran qui (me) regarde.

Non seulement comme on peut dire que sur la base des procédés figuratifs, la représentation inscrit le spectateur dans l’image au titre de reflet. Mais parce que l’opposition que voyait Barthes entre photo et cinéma peut être déplacée entre cinéma et TV: à l’avoir-été-là de l’enregistrement cinématographique s’oppose l’être-là de l’image télévisée toujours lue comme «en direct» (part de direct proprement dit, part d’émissions enregistrées dans les conditions du direct, effet de lecture sur le reste. Un film-ciné à la télé — même s’il n’est pas en scope — inscrit presque toujours la présence de l’écran — effet-écran disons: c’est-à-dire la rhétorique du montage, des mouvements, des raccords propre au cinéma).

Aussi parce qu’en termes de Benveniste, à la TV, le discours l’emporte sur le récit: «Je/Tu» prévaut sur le «il» de la narration («Je/tu» grammatical, mode d’énonciation et non implication du sujet qui parle, filme...).

2) Et si je suis en face de l’écran, dans le dispositif, ce flux m’apparaît singulièrement plus discontinu qu’au cinéma: pas de durée, une fragmentation extrême, aboutissement aussi d’un processus que Berger (lohn) origine dans la peinture renaissante — représentés sur une toile les objets peints se valent — et qu’on peut, via W. Benjamin déplacer du «sujet» au support: l’image — quelle qu’elle soit —, les images s’équivalent sur le mode de l’échange.

A. Donc: la question du montage, du temps, contradictions principales du discours TV. A la TV, il n’y a pas de montage — comme articulation signifiante — et il y a un sur-montage, hachis d’images dont le défilement ou plutôt la superposition, la substitution — le défilement, c’est le propre du cinéma — implique l’annulation. Pour le son aussi. S’y opposer, c’est:

Monter des fragments pour les opposer au niveau:

– de leur matière signifiante (texte écrit/image/noir),

– de leur statut par rapport au réel (image de Robert en plan moyen/cette image sur un écran plus petit que l’écran du poste),

– de leur contenu (mères aimantes/mains qui font la vaisselle);

Monter un son et une image qui ne soient pas dans un rapport d’implication causale, expressive (commentaire/son diégétique/son déplacé: sur ce plan de Lucien regardant le lac, la rumeur de l’asile qui viendra plus tard).

B. Donc: la question de la durée. Les normes qu’intériorise tout réalisateur («maison» ou «free») font que jamais il n’y a de durée à la TV: geste «technique» qui a son répondant dans le discours, toujours hâtif, fait de prélèvements, survol, confusion. La durée qui ne se confond pas avec le «tour de force» (?) de faire coïncider durée du film et durée réelle (comme J.-J. Lagrange s’y est employé dans «Le taureau des sables» — de surcroît s’agissant d’une fiction, la durée «réelle» est celle du «réel» scénarique!). Durée d’un plan fixe et d’une parole c’est un retournement de l’événementiel de la TV.

Ce non-montage, ce refus de la durée ont un corrélat: la multiplication du même, les flashes d’images déjà connues, à reconnaître qui refoulent d’autres images du réel, jamais montrées ou qui n’existent pas (peu d’images d’enfants battus, aucune de mère battant son enfant; peu ou pas d’images d’un atelier, d’une chaîne; aucune image d’un vieux que l’infirmière lave de s’être conchié comme elle lui donne la soupe).

Les quatre émissions

D’abord ce qui les unit: ce même refus du «langage» télé, d’une transparence tant du sujet de renonciation — chacun dit «je», non le «je» du présentateur qui vise surtout le «tu-vous» du spectateur à s’approprier, non le «je» de la personne (morale-juridique), mais celui du sujet, divisé (histoire, désir) qui implique un point de vue définition du lieu d’où la parole est prise) — que d’une transparence de l’écran («fenêtre ouverte sur le monde») — chacun dit: «on est à la télé», ou: «c’étaient quelques images pour la télé», etc.

Et ce qui les divise:

1) Le matériau utilisé, le support, n’est pas chaque fois le même.

Tanner utilise uniquement du film super-8 mm, monté et mixé sur une table de montage. Le produit film terminé étant repris sur vidéo par télé-cinéma.

Reusser use uniquement de la vidéo et réalise son émission entièrement en studio (ce que ses dernières images indiquent) — interview, repiquage de la télé, photos, musique, voix; les images d’«extérieur» étant prises depuis le studio — trottoir, rue, parc).

Miéville et Verna utilisent à la fois la vidéo et le super-8 mm, mais les images en super-8 ne sont pas montées sur ce support, elles ne le sont qu’une fois repiquées en vidéo.

2) Les démarches.

A. Tanner développe une problématique de cinéaste, son émission, c’est encore du cinéma, un récit. Ses images se veulent l’évacuation, l’éviction de tout récit: des paysages depuis une voiture, un train, des quais de gare. Une parole off par-dessus pour interdire que cela fasse récit.

Pourtant un autre récit: il n’y a pas d’images vides, ce que démontre Duras dans Le Camion. La narration et peut-être le roman ne tiennent pas en ces artifices, ces astuces policières (avec ou sans flic) qui la codent. En partie d’ailleurs parce que contrairement à ce que dit Duras à propos de son film — et que cite Tanner — il n’est pas vrai que «le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance, l’imaginaire», que «le texte seul est porteur indéfini d’images», sinon dans un cinéma illustratif d’un (pauvre) texte, un scénario, un cinéma aveugle à l’infini de l’image (Foucault: On a beau dire ce qu’on voit, ce qu’on voit ne loge jamais dans ce qu’on dit...»).

Trois personnes sur un quai de gare c’est trois histoires de ces gens, cette voiture allemande sous la pluie, des fermes bernoises, les flèches sur l’autoroute... Des images qui en appellent d’autres ou des sons.

Tanner décide de faire taire ses images, position de maîtrise mais du coup souffrante et dénégatrice: la musique «hollywoodienne», la parole féminine qui dit «il» et parle au passé ré-inscrivent la fiction. Polémique par rapport à la TV, Temps morts sera aussi intéressant par rapport à un prochain film 35 mm.

F. Reusser n’affirme pas: «plus la peine», «plus rien à dire», mais «comment dire?», question. Autrement qu’elle, mais comme chez L. Verna, il s’agit de définir un mode de discours malgré tout: compte tenu de là où Von est — TV boulimique, pléthorique —, d’où l’on vient — ce film 16 mm il y a longtemps, ce concept de cinéma suisse qui fait recette à Cannes-Jours de France: questions du filmeur/questionneur, les mêmes que celles du prolo interviewé — questions que lui ne se pose pas (encore). Reusser n’affirme pas de maîtrise sur celui, ce qu’il filme; non par charité, mais parce qu’il se pose les questions qu’il pose à l’autre: solitudes à deux (solitaire/solidaire) à partir de deux réalités qu’il serait naïf (et trompeur) de fantasmer en unité (comme le fait le «cinéaste-militant» au service de... La Palestine, la Classe ouvrière...). Et à partir de ces deux réels (travail: l’usine/le ciné; vie; amours...) le troisième terme, un commencement de rapport.

A.-M. Miéville peut-être au-delà de se demander «comment dire?» dit et le fait «puisqu’il le faut bien» en quelque sorte, donc loin d’une maîtrise quand même. Elle parle de ça — la fonction de mère — à partir de deux déplacements (l’objet du propos n’est pas figurable comme tel: déjà donné, à filmer): à partir d’autres paroles que la sienne (celle d’un père et d’une fille), surtout à partir d’une mère absente, dont la fonction a été assumée par d’autres (le père, la fille), dont l’image est en creux, en manque où du coup l’idée ou le sentiment de mère ne mêle plus amour maternel et travail ménager (la mère raccourcit les pantalons par amour maternel, etc.).

Se trouvent dès lors interpellés par l’émission à la fois la femme (comme mère, fille) et l’homme (mari, fils) puisque toutes les places de l’institution familiale s’échangent: le père est mère, la fille fils, compagne du père, le père son ami, etc.

L. Verna par contre se donne un objet qu’il s’agit de représenter, d’évoquer dans son «plein», la vieillesse, la mort. Et son émission inscrit l’impossibilité de traiter de la question «comme ça»: ici le texte se fait récit de son cheminement. Le moment où furent filmées les images et enregistrés les sons des séquences d’interviews (un vieillard, un jeune-homme) et d’asile — séquences en super-8 — est contredit par le moment du montage, autre temps où l’auteur prend la parole pour s’interroger, glisse des images vidéo de sa vie, des mots qui font problème. «Pourquoi je parle de ça?», la découverte un peu de sa place par rapport à cet objet, ce «bon objet» de télé — un film, une émission sur les vieux, le troisième âge — dont elle fait ce «mauvais objet», inassimilable.

L’antenne est à qui?

Le rendement de la TV (économie et économie symbolique) passe aujourd’hui par la mise en scène de la différence, la variété, la diversité. L’enjeu, c’est de «conforter» l’imagerie du libéralisme dont l’institution vit et c’est peut-être plus. Ainsi l’émission L’Antenne est à vous propose à des groupes de toute sorte, associations etc., vingt minutes d’«antenne». Ce dehors de la TV et même des autorités, des officiantes (on y voit le MLF, les AAO) dispose donc de l’antenne (diffusion) mais on omet de dire qu’on ne lui donne pas les moyens de production. S’imaginant monter sur la scène pour dire la (leur) vérité, ces groupes ne voient pas que la place qu’on leur a assignée — et qu’ils ne peuvent remettre en question dans le contrat — prévaut sur ce qu’ils peuvent dire. La TV refuse de passer dans le cadre de cette émission une bande vidéo 1/2 pouce — seul support que des non-professionnels peuvent utiliser —, de procéder à des reports de super-8, de monter des séquences pré-filmées, bref! L’Antenne est à vous autorise bien l’utilisation de quelques photos ou d’un petit film au titre d’illustration, mais les conditions faites à l’utilisateur le contraignent à jouer la comédie de la table ronde et du «direct». Deux heures de studio, trois caméras, le temps imparti à la mise en boîte d’un débat — que l’on peut recommencer si quelque chose a foiré. La TV est donc loin de proposer aux «autres» d’être des producteurs. Les quatre émissions d’Ecoutez-voir procèdent à ce premier déplacement dans les dispositifs discursifs du/ des pouvoirs.

François Albera
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(Stand: 2020)
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